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“Ma maigreur a de la valeur” : des mannequins témoignent

Alors que le body positivism semblait sonner la fin d’une ère, celle des injonctions à la minceur, le retour de la maigreur sur les podiums ravive l’idée que l’industrie n’est pas prête à accueillir l’éventail des morphologies dans le choix de ses égéries. Si le monde de la mode n’a pas inventé les troubles alimentaires, il participe lourdement à leur glamourisation. Un choix délibéré et néfaste de communication, où la diversité est non seulement absente des catwalks mais aussi des prises de position du fashion microcosme, à l’image du défunt Karl Lagarfeld qui déclarait en 2013 dans une interview sur D8 « Personne n’a envie de voir une femme ronde sur les podiums. ». Après une dizaine d’années et une revendication grandissante à l’encontre des injonctions liées au corps, on note au compte-goutte la présence de mannequins “nouveaux standards”, telles que Precious Lee, Paloma Elesse, ou encore Ashley Graham. Néanmoins, elles sont rares et sous le papier glacé qui brille, les conséquences d’une industrie qui glorifie la maigreur sont dramatiques sur celles qu’elle emploie et la société toute entière. Retour sur une étude qui donne la parole aux mannequins. Des témoignages parus dans Qualitative Health Research, revue internationale interdisciplinaire pour l’amélioration de la santé, par Alison Fixsen, Magdalena Kossewska et Aurore Bardey [1].

L’histoire des agences de mannequinat  

Les agences de mannequins ont commencé à apparaître à la fin du XIXe siècle, lorsque les magazines de mode sont devenus convoités par les foules. Les mannequins étaient souvent recrutés dans les cercles des classes privilégiés et principalement utilisés pour la présentation de vêtements lors de défilés et séances photos.

Dans les années 20, ces organismes se professionnalisent et recrutent des modèles pour des campagnes publicitaires d’envergure. Ce sont dans les années 40 et 50 que les agences deviennent véritables institutions pour la promotion de la mode et ont un impact significatif sur les tendances. 

Les agences ont souvent été critiquées pour leur rôle dans la promotion d’une certaine image corporelle jugée irréaliste et peu représentative de la diversité de la société. Si récemment certaines ont recruté des femmes de tailles et d’origines différentes pour mieux refléter la réalité, ou encore adopter des politiques pour les protéger contre les abus et le harcèlement au travail, l’industrie de la mode peine en ces matières.

Les agences jouent un rôle clé dans la façon dont la maigreur est abordée dans ce secteur, rôle aujourd’hui considéré très insuffisant. Cette problématique, intrinsèque à l’industrie, connaît une résurgence à l’heure où la maigreur extrême réapparait sur les podiums, tandis qu’on la pensait relayée aux années 90s. Il existe une répercussion sur les lectrices des images véhiculées dans les magazines, favorisant le développement de troubles du comportement alimentaires (TCA) et perpétuant l’objectivation du corps des femmes considéré comme un produit marchand.

Alison Fixsen, professeure au Département psychologique de l’Université de Westminster, Magdelana Kossewska étudiante et fondatrice de MODELS EMPOWERED et Aurore Bardey, Professeure à Brugundy School of Business, Université de Bourgogne, Franche Comté se sont penchées sur cette question, au cours d’une recherche universitaire intitulée «  I’m Skinny, I’m Worth More: Fashion Models’ Experiences of Aesthetic Labor and Its Impact on Body Image and Eating Behavior ».

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©Chatelaine

L’étude en bref : la maigreur est glorifiée, perpétuée par les agences et les conséquences sur la santé des mannequins comme des lectrices sont majeures

Constat à la genèse de l’étude, ce qu’on reproche au secteur de la mode  

  • Pression pour avoir une apparence physique irréaliste : les mannequins subissent une pression pour maintenir une corpulence longiligne, ce qui peut entraîner des problèmes de santé mentale, tels que des troubles alimentaires, de l’anxiété et de la dépression.
  • Normalisation de la maigreur : le mannequinat a souvent été critiqué pour avoir normalisé la maigreur et avoir créé des standards de beauté inaccessibles pour la plupart des gens.
  • La présence de discrimination : basée sur l’âge, la race et le sexe. Les mannequins plus âgées, les mannequins de couleur et les mannequins de taille plus grande ont souvent été exclus de l’industrie.
  • Exploitation des travailleurs : les mannequins sont souvent mal payés et peuvent être exploités par leurs employeurs. Les agences peuvent également facturer des frais élevés et aléatoires – non régularisés- pour les services qu’elles fournissent.

La méthodologie de l’étude  

Cette étude, prospective, était basée sur une analyse interprétative phonologique. Elle recueillait la perception et les éventuels caractères psychologiques vécus par neuf femmes, ainsi que les vocabulaires et les métaphores utilisées par ces dernières concernant leur corps et les troubles alimentaires

Les critères d’inclusion étaient : le sexe féminin, l’âge de 24 ans ou plus et une expérience de 5 ans ou plus en tant que mannequin professionnel. L’échantillon final était constitué de neuf mannequins féminins de nationalités différentes (Pologne, Royaume-Uni, Russie, Ukraine, Australie et Danemark). Les participantes avaient un âge moyen de 25 ans et une expérience professionnelle moyenne de 7 ans. 

Les questions visaient à saisir les expériences fortement ressenties en tant que mannequin, les effets perçus de la vie de mannequin sur la vie sociale et les pratiques alimentaires, la position des participants par rapport à ces événements (par exemple, se sentir traumatisé, ne pas pouvoir s’exprimer), et comment cela avait influencé leurs perceptions de soi et de l’industrie.

Les résultats de l’étude

Les témoignages de ce panel de femmes mettaient en lumière des sujets particulièrement importants pour elles. Quatre ressortaient de manière récurrente :

  • “Je suis façonnée pour l’industrie” : 8 participantes partageaient leur expérience de travail dans des industries où les standards de beauté et de mode sont très élevés, avec la pression de correspondre à ces standards, ayant un fort impact sur leur perception d’elles-mêmes et leur estime de soi.
  • “Mon corps est un produit commercial” : 8 participantes expliquaient avoir vécu des expériences où leur corps était considéré comme un produit commercial, mais aussi confrontées à des situations de harcèlement, de jugement et de discrimination basées sur leur apparence physique.
  • “La restriction alimentaire est presque glamour” : 8 participantes évoquaient leur rapport à la nourriture et leur expérience de la restriction alimentaire. Certaines confiaient avoir été encouragées à adopter des régimes restrictifs, souvent présentés comme “tendance” ou “glamour”, ce ayant un impact sur leur santé mentale et physique.
  • “Il est nécessaire d’aller vers un modèle plus sain” : 6 participantes s’exprimaient sur leur expérience de transition vers un mode de vie plus sain, notamment en termes d’alimentation et d’exercice physique. Elles évoquaient les défis rencontrés sur ce chemin, mais aussi les bénéfices tirés de ces changements.

Aucune participante n’a évoqué aux chercheuses l’existence de troubles alimentaires actuels, mais certaines présentaient des épisodes de boulimie. Plusieurs rapportaient avoir été témoins de l’ignorance délibéré des troubles du comportement alimentaires (TCA) par les agents, qui semblaient plus intéressés par leur carrière et leurs carnets d’annonceurs

L’étude tend globalement à démontrer que le sexisme et l’infantilisation des corps féminins, dans ce secteur à la régulation faible, jouent un rôle déterminant sur la santé actuelle et future des employées, que les agences ont un rôle jusqu’ici souvent manqué, d’accompagnateur de ces jeunes travailleurs à une période charnière de leur développement. Elle extrapole également ces résultats à la répercussion sur les lectrices des images véhiculées dans les magazines, favorisant le développement de troubles du comportement alimentaires (TCA) dans la société. 

Quels enseignements tirer de cette étude ?

Le corps des femmes, un champ de bataille [2]

Les rapports des femmes à leur corps est un sujet ayant fait l’objet de nombreuses études dans le domaine des sciences humaines et sociales, notamment concernant la théorie de l’objectivation. Elle consiste réduire les femmes à leur apparence physique, leur sexualisation excessive dans les médias, ou favoriser leur représentation comme des objets destinés à satisfaire les désirs des hommes. 

Cette injonction systémique s’associe à un haut risque de sentiment de honte et d’anxiété. A l’avènement d’une société régie par les réseaux sociaux, le lien entre corps et réussite personnelle s’accentue encore davantage, renforçant les diktats et les comparaisons, poussant à une recherche perpétuelle de correspondance aux idéaux de la beauté, notamment les corps dits « toniques ». 

Les pressions sociales, culturelles et médiatiques pèsent sur les femmes depuis des siècles et ont un impact considérable sur leur épanouissement personnel et leur santé physique et mentale. Les médias, la publicité et l’industrie de la mode ont souvent contribué à la diffusion d’une image stéréotypée et irréaliste de la beauté féminine, ce qui a des conséquences négatives sur les femmes et leur perception de leur corps.

Les troubles alimentaires, vice d’une industrie étendus à la société

D’après l’Association Américaine de Psychologie, les troubles alimentaires sont définis comme une déficience psychologique caractérisée par des préoccupations liées à l’apparence corporelle, une détresse profonde et des comportements alimentaires perturbés. Les catégories de troubles alimentaires les plus connus sont : l’anorexie, la boulimie, l’hyperphagie boulimique, la restriction, la pica etc.… Ces troubles peuvent durer de nombreuses années et augmentent de manière significative les risques de mort prématurée. 

L’industrie du mannequinat et les troubles alimentaires chez les femmes sont fortement liés, et comme nos icônes sont des mannequins aux corps hors-normes, ils s’étendent aux femmes dans la société et affecteraient ainsi 10% de leur population.

Il est donc capital de comprendre leurs impacts sur la santé mentale et physique, de la carence en nutriments à une faible densité osseuse, en passant par les lésions de la sphère ORL et de l’estomac, sans mentionner les pathologies psychiatriques collatérales (dépression, suicide).

Visibiliser ces troubles est dérangeant mais efficace. On se souvient de la campagne de sensibilisation “No. Anoressia” photographiée en 2013 par Oliviero Toscani avec la mannequin atteinte d’anorexie depuis ses 13 ans, Isabelle Caro. Elle avait par la suite produit un vif émoi dans le secteur de la mode, poussant plusieurs syndicats de la mode à introduire de nouvelles directives dans le bien-être et la santé des mannequins.  

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 ©Campagne No Anoressia en 2013 par Oliviero Toscani 

Les troubles alimentaires et le genre

Le contenu de nos assiettes semble genré. Les troubles alimentaires affectent un grand nombre de personnes dans le monde mais sont plus courants chez les femmes que chez les hommes. Bien que la proportion exacte varie selon les études, on estime que les femmes sont de deux à trois fois plus susceptibles que les hommes de souffrir d’anorexie. Il existe plusieurs raisons envisageables à cette différence de genre.

Premièrement, les femmes sont souvent soumises à une pression sociale plus forte que les hommes en ce qui concerne l’apparence physique. Ensuite, les médias présentent souvent des images de femmes minces et athlétiques comme étant le standard de beauté, ce qui peut les inciter à surveiller leur poids de manière excessive. Les hommes sont moins soumis à cette pression et sont souvent encouragés à être plus musclés. Les femmes peuvent également être plus enclines à des comportements alimentaires restrictifs en réponse à des événements stressants ou traumatiques. Cependant, il est important de souligner que les TCA peuvent affecter n’importe qui, indépendamment de leur sexe, âge, race ou statut socio-économique.

Une profession sans protection 

Le métier de mannequin est considéré comme l’un des plus glamour et des plus prestigieux, c’est également l’un des moins réglementés. Les modèles n’ont pas de protection juridique spécifique, les rendant vulnérables à l’exploitation et à la maltraitance. Les mannequins sont souvent considérés comme des travailleuses indépendantes plutôt que des employées. Elles n’ont pas de contrat de travail régulier et ne sont pas couvertes par le Code du Travail. Elles sont également régulièrement confrontées à des pratiques abusives telles que des heures de travail excessives, des conditions de travail dangereuses et une rémunération insuffisante.

En plus de subir une perception différente de leur corps par rapport aux jeunes filles de leur âge, les mannequins sont souvent issus de foyers aux revenus faibles, tels que les pays de l’Est européen. Une grande partie d’entre elles subissent une pression de la part de leur famille, subvenant à leurs besoins dans leur pays natal, à l’image du parcours de la top model Natalia Vodianova, issue d’une famille précaire dans les campagnes, puis inscrite en agence de mannequin dès l’âge de 17 ans.

Ces exceptions qui confirment la règle font aussi partie de motivations des jeunes filles à entamer une telle carrière. Alors que le mannequinat attire une grande majorité de femmes, la sororité qui pourrait se créer entre les différentes candidates semble compromise par une compétition accrue, qualifié de “brutale”

Aujourd’hui, plusieurs mannequins comme Ginger Chloé ou Arizona Muse prennent la parole sur la manière dont ce milieu peut être toxique, en citant des cas de harcèlements, d’addictions, et des pensées suicidaires. 

Un métier rempli de désillusions

Les participantes de l’étude se souvenaient bien leur exaltation à l’entrée dans l’industrie du mannequinat, à la fin de l’adolescence voire plus précocement, autour de 13 ans. Cependant, une fois passés les premiers castings, le choc émotionnel d’avoir à s’adapter à une vie dans une grande ville, entre compétition et anonymat, est très rude. 

N’ayant généralement aucune connaissance préalable du secteur et de ses exigences rigoureuses, l’apprentissage s’effectue par l’observation et l’expérience personnelle, au sein d’une industrie dont la culture est base sur le mépris et de la “jetabilité”. Le corps devient marchand, mesuré, scruté, parfois de manière hebdomadaire pour certaines agences. 

Pour intéresser les agences de mannequins et espérer un contrat de défilé, il est nécessaire de maintenir un poids plume, pour répondre à la hiérarchie établie entre les modèles des publicités et ceux de la haute couture ou des défilés. La perte de poids est considérée comme le principal critère de valorisation et donne lieu à des éloges “positivement toxiques” de la part des agents, malsains dès leur plus jeune âge. S’introduit alors une routine de total contrôle du corps par un régime strict et des exercices intensifs, évitant même les interactions sociales. Les mannequins tendent ainsi à évaluer leur existence en tant que bien marchand. Pour des gros contrats, elles finissent par ne presque plus s’alimenter dans l’anticipation d’un grand événement. 

Cette chasse aux calories, longtemps glamourisée, est encore timidement régulée par des vérifications systématiques de l’état de santé avant un défilé, qui ne bannit pour l’instant que les cas de maigreur excessive.

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©Hint Fashion Magazine

Quel est l’avenir du mannequinat, miroir de la condition des femmes en France ?

Avec la démocratisation des médias sociaux, les standards de beauté évoluent, ou plutôt se transforment. Même avec une certaine progression de la visibilité des corps non longiligne dans la mode, le secteur du luxe et les grandes maisons semblent rester hermétiques à cette mutation sociétale. Une forme de segmentation des mannequins est alors établie où les plus minces pourront prétendre à des contrats avec des marques prestigieuses, alors que les plus rondes se voient attribuer les collections de prêt-à-porter et de grandes distributions.

Ce fantasme du corps frêle et juvénile entretient non seulement une culture de l’âgisme, mais tend également à mettre de côté les femmes afro-descendantes. De plus, la constance de l’entrée de nouvelles mannequins mineures, perpétue une non-protection des plus vulnérables.

Y a-t-il des améliorations ?

En France, la « Loi mannequin » datant du 6 mai 2017 dans le Code du Travail, instaure une visite obligatoire d’un professionnel de la santé pour délivrer un certificat médical dans l’optique d’une profession de mannequin. Les agences doivent assurer la mise à disposition de certificats médicaux de moins de 2 ans, au risque d’encourir jusqu’à six mois d’emprisonnement et 75.000 € d’amende. Toujours dans l’hexagone, les mannequins ont maintenant le droit à une zone privée pour se changer, et minimiser les comparaisons…

Au fil des saisons, des mannequins ouvrent la voie à une reconnaissance de ses risques liés au mannequinat. Le monde de la mode, mais aussi le grand public sont des juges clés dans la mutation des regards posés sur le corps des femmes, notamment en abordant la transidentité, comme Hunter Schafer, ou encore les mannequins « dark skin » comme Adut Akech.  

Ces diktats de minceur extrême relèvent d’une époque révolue qui a fait des ravages et continue d’exercer une pression délétère. Pourtant, ils refont surface et s’immiscent dans l’imaginaire collectif par le biais des réseaux sociaux et d’une industrie de la mode qui ne jure que par la nostalgie. Face à la revanche de ces standards dépassés, il nous appartient de faire preuve de vigilance et de rappeler que la beauté se décline sous toutes les formes.

En conclusion, les agences ont le devoir de protéger la santé physique et mentale des jeunes filles aspirantes mannequins. Elles doivent cesser de promouvoir des standards irréalistes de beauté et prévenir le harcèlement dans un secteur où la répartition du pouvoir est très inégalitaire.

Références 

[1 ] I’m Skinny, I’m Worth More: Fashion Models’ Experiences of Aesthetic Labor and Its Impact on Body Image and Eating Behaviors – Alison Fixsen, Magdalena Kossewska, Aurore Bardey – Qual Health Res . 2023 Jan;33(1-2):81-91. doi: 10.1177/10497323221141629. Epub 2022 Dec 7.

[2] Référence à un collage féministe, par l’artiste Barbara Kruger

[3] Depuis quand les mannequins sont-elles si jeunes ?

[4] Madame Figaro

[5] Village Justice

[6] Fashion Network

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