L’esclavagisme des Ouïghours en Chine, où en est-on 2 ans après ?
Rédigé par Renaud Petit
Le 22 mars 2022
Minutesde lecture
Il y a 2 ans, l’Institut Australien de Stratégie Politique publiait un rapport détaillé dénonçant le travail forcé de 80 000 Ouïghour·es en Chine, au service de grandes marques internationales telles que Zara, Uniqlo, Nike, Adidas, Puma, Apple ou BMW. Depuis, après le choc et l’effroi, plusieurs initiatives se sont formées à travers le monde pour tenter d’agir et de mettre fin à ce que plusieurs pays considèrent comme un crime contre l’humanité. Parmi les actions les plus connues en France, on peut notamment citer les nombreuses prises de paroles du député européen Raphaël Glucksmann et de la chercheuse d’origine Ouïghoure Dilnur Reyhan, la marche contre le génocide organisé le 2 octobre 2021 à Paris et qui a réuni pas moins de 2000 personnes, ou encore la reconnaissance du génocide des Ouïghour par le parlement. 2 ans après cette prise de conscience de l’occident, où en sommes-nous ? L’esclavage des Ouighour·es en Chine est-il toujours pratiqué ? A-t-il reculé ou, au contraire, s’est-il amplifié ? Quels outils sont aujourd’hui à notre disposition pour tenter de mettre fin à cette situation dramatique ?
Le calvaire des Ouïghours, de quoi parle-t-on ?
Les Ouïghour·e·s forment un peuple turcophone et majoritairement musulman originaire d’Asie centrale, à cheval sur l’actuelle région chinoise du Xinjiang et le Kazakhstan. On les retrouve également en forte proportion en Ouzbékistan et au Kirghizistan.
En Chine, qui concentre la majorité des Ouïghour·e·s du monde, cette population est persécutée par le régime. Harcèlement, fichage systématique, assimilation forcée, destruction de biens culturels, les formes de persécutions sont nombreuses et connues de longue date. Parmi les plus violentes d’entre elles figurent les camps d’enfermement mis en place par le gouvernement chinois afin de “rééduquer” les populations Ouïghoures.
Aujourd’hui, les enquêtes du monde entier considèrent que toutes les familles Ouïghoures de Chine sont concernées. Le nombre de personnes emprisonnées ou passées par ces camps dépasse le million et pourrait atteindre 3 millions. Autre chiffre alarmant : 80 % des stérilisations réalisées en Chine le seraient en région Ouïghoure. Le régime chinois est donc accusé de mettre en œuvre la disparition du peuple Ouïghour par l’anéantissement des naissances.
Au 21e siècle, un peuple réduit en esclavage
Depuis plusieurs années, de nombreuses enquêtes réalisées à travers le monde indiquent que la Chine contraint les Ouïghour·e·s détenu·e·s dans des camps d’internement à travailler pour de grandes marques internationales. D’après l’institut Ouïghour d’Europe, il y aurait aujourd’hui 600 000 travailleurs et travailleuses forcé·e·s dans la région Ouïghoure, transféré·es· dans des usines « appartenant aux chaînes d’approvisionnement de 83 marques connues mondialement dans la technologie, le textile et l’automobile ».
Un drame d’ampleur
L’esclavage des populations ouïghoures touche de très nombreux secteurs industriels, notamment la mode, l’électronique, l’automobile et la production de batteries (une des 3 plus grandes mines de lithium au monde se trouve d’ailleurs dans la région ouïghoure).
Dans le rapport initial de l’Institut Australien de Stratégie Politique publié en mars 2020, l’esclavage des populations Ouïghoures impliquait 83 marques et entreprises ; de grands groupes chinois de l’électronique et l’électroménager (Haier, Huawei), des marques occidentales d’électroniques telles que Apple, Sony, Samsung, Microsoft ou Nokia… et de l’automobile comme Volkswagen, BMW, Jaguar Mercedes-Benz, ou Land Rover. Pas en reste : la mode. La liste qui suit est non exhaustive et déjà trop longue à lire : H&M, Gap, Zara, Uniqlo, Nike, Adidas, Puma, Polo Ralph Lauren, Abercrombie&Fitch, Skechers, The North Face et Fila, Lacoste, Calvin Klein, Cerruti 1881, Tommy Hilfiger, Victoria’s Secret etc.
D’après Steven De Magalhaes, Directeur de campagne de l’Institut ouïghour d’Europe, l’ampleur du drame est telle qu’il est difficile de ne pas soupçonner toutes les entreprises qui opèrent dans la région : “continuer à faire du business as usual en Région ouïghoure, c’est faire preuve de complicité avec le génocide et les crimes contre l’humanité (dont le travail esclavagiste) en cours.”
La mode a du sang sur les mains
La Chine est un maillon qui a su se rendre indispensable dans la production textile mondialisée. Rares sont les vêtements que nous portons dont la production n’implique pas la Chine, que ce soit pour la production de matières premières, l’assemblage ou même simplement la production d’accessoires comme les boutons ou les rivets…
Par conséquent, de très nombreuses marques de mode sont accusées d’employer directement ou indirectement (via leurs sous-traitants) une main d’œuvre ouïghoure esclavagisée, soit de se fournir en coton produit via le travail forcé. L’industrie de la mode constitue une des principales mises en cause parmi les marques initialement listées par le site de l’Australian Strategic Policy Institute.
Depuis la publication de cette liste en mars 2020, plusieurs marques ont réagi positivement mais le combat n’est pas gagné et l’esclavage n’est toujours pas éradiqué dans le secteur comme l’explique Steven De Magalhaes : “face à ces accusations, un certain nombre de multinationales du textile ont pris position et annoncé enquêter et arrêter tout lien avec des sous-traitants chinois utilisant le travail esclavagiste, notamment : Adidas, Amazon, H&M, Lacoste, Tommy Hilfiger, ou Calvin Klein. Il reste à voir si les garanties sont suffisantes car des marques comme H&M sont mises sous pression par la Chine et par les consommateurs chinois (le groupe a fait face à un boycott important dans le pays).”
Pour les consommateur·ice·s, les conditions de travail sont le troisième critère de durabilité des produits d’habillement, d’après une étude réalisée par l’IFM en 2019 pour Première Vision Paris. Enfin, il nous semble important de rappeler qu’injustice sociale et drames climatiques sont intimement liés : produire des quantités infinies de chaussures en plastique à bas coût au bout du monde, c’est nécessairement exploiter l’Homme et détruire la planète. Rien de ce qui est cheap ne l’est réellement pour notre éco-système.
2 ans après le choc, le changement s’opère petit à petit
Les choses bougent donc mais ce changement reste malheureusement principalement le fruit d’un activisme citoyen (en majorité mené par la diaspora Ouïghoure). Les États sont, jusqu’ici, toujours réticents à agir concrètement. “La pression publique (allant jusqu’au boycott) et les actions en justice sont un moyen efficace de convaincre les marques. Incriminer les marques, les exposer publiquement, et les interpeller sur les réseaux sociaux et dans les médias sur leurs liens directs ou indirects avec le travail esclavagiste des Ouïghour·es· permet de les pousser à revoir leur politique d’approvisionnement en coton ou d’utilisation de la main d’œuvre ouïghoure. Le rôle des organisations de la société civile est donc majeur pour faire pression sur les marques mises en cause.” confirme Steven De Magalhaes. “Il y a une prise de conscience toujours croissante des consommateur·trice·s dans le monde, en France en tout cas. Les marques sont régulièrement interpellées sur les réseaux sociaux et les personnes sensibilisées aux crimes en cours dans la Région ouïghoure annoncent boycotter activement plusieurs marques incriminées.
Des actions légales pour passer à l’échelle supérieure
En France, l’Assemblée Nationale reconnait le génocide des Ouïghour·es depuis janvier 2022. Au Royaume-Uni, le Parlement l’a fait en avril 2021. D’autres pays occidentaux ont fait de même; parmi eux, le Canada, les États-Unis ou encore l’Irlande. Néanmoins, la Chine n’a pas encore été condamnée directement et officiellement pour ce génocide.
Face à la lenteur des réactions officielles, c’est encore une fois la société civile qui s’active pour faire condamner une partie des responsables. Si elle ne peut pas faire condamner l’État Chinois, elle compte bien lui mettre des bâtons dans les roues et faire en sorte que ce drame s’arrête faute de commandes. Plusieurs actions en justice ont donc été lancées contre des marques de mode.
En France, l’Institut ouïghour d’Europe a déjà porté plainte pour « recel de crimes contre l’humanité » et « recel de génocide » contre 4 multinationales du textile : Skechers, Uniqlo, Inditex (qui possède notamment la marque Zara.), et SMCP (Sandro, Maje, Claudie Pierlot, et depuis peu De Fursac).
Ici, l’Institut n’est pas seul. Il est accompagné dans sa plainte par d’autres groupes activistes, notamment du secteur de la mode : le collectif Ethique sur l’étiquette, l’organisation Sherpa, et une rescapée ouïghoure (anonymisée). D’après l‘Institut ouïghour d’Europe, cette action n’a pas été vaine puisque une enquête a été ouverte par le Parquet national antiterroriste
Pourquoi s’en prendre aux marques et non au gouvernement chinois ?
En France, depuis 2017, les entreprises sont légalement contraintes d’appliquer un ”devoir de vigilance”.
Concrètement, cette loi oblige donc les marques à prévenir toute atteinte aux droits humains ou à l’environnement, sur toute la chaine de production. “c’est-à-dire que les sociétés-mères donneuses d’ordre sont responsables des activités de leurs filiales et de leurs sous-traitants” précise Steven De Magalhaes.
Dans le cas de l’esclavage du peuple ouïghour, cela signifie donc que les marques qui font appel à cette main d’oeuvre peuvent-être condamnées.
Que fait la législation régissant le commerce international ?
« Les entreprises bénéficiant du travail forcé des Ouïghours dans leur chaîne de production enfreignent les lois qui interdisent l’importation de biens produits en ayant recours au travail forcé », à quelle autorité s’en remettre alors, si celle existante est ouvertement bafouée ? À qui remettre sa confiance si ce n’est en les Femmes et les Hommes qui dirigent une marque ? Y’a t’il juste à espérer que les CEO soient faits de bon sens plus que d’avidité de gains financiers ?
L’AFP a contacté certaines des entreprises concernées par cette accusation. Les autorités du Xinjiang et le ministère des Affaires étrangères n’étaient pas disponibles dans l’immédiat pour réagir. Officiellement, le gouvernement reconnaît transférer des « forces de travail excédentaires » du Xinjiang vers d’autres régions au nom de la lutte contre la pauvreté.
Si les réseaux sociaux ont d’abord décuplé la force de frappe publicitaire des marques, l’heure est à l’inversion du service rendu : le pouvoir remis aux citoyens, celui de faire entendre leur voix et exiger un changement de pratiques. En chef de file d’un grand mouvement contestataire, Raphaël Glucksmann a réussi en quelques semaines à fédérer plus de 240 000 personnes sur Instagram. Ensemble, ils ont notamment obtenu qu’Adidas et Lacoste s’affranchissent des partenaires de production incriminés et font raisonner la voix de la France à l’international.
Posts Instagram @RAPHAËLGLUCKSMANN
L’importance du morcellement de la chaine d’approvisionnement et des fournisseurs éloignés ne peuvent plus constituer un argument pour se défausser de savoir. À plus forte raison quand on brandit des fanions verts pour faire état de sa transition. Une marque perd plus de temps – donc d’argent – à dissimuler sa triche et regagner la confiance des consommateurs qu’à imposer de réels changements. La majorité d’entre elles ne l’ont pas encore compris, il y est à parier qu’elles ne perdureront pas.
Références
[1] bladi.net
[2] slate.fr
[3] telerama.fr
[4] lexpress.fr
[5] leparisien
[6] mediapart.fr
[7] rtl.fr
[8] novastan.org
[9] amnesty.fr
[10] IFM – Première Vision
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