Pourquoi la mode est-elle directement liée à la déforestation en Amazonie ?
Rédigé par Victoire Satto
Le 02 nov. 2022
Minutesde lecture
L’industrie bovine est le principal moteur de la déforestation de la forêt amazonienne et des forêts tropicales dans le monde. Parce qu’il est un coproduit de cette industrie, le cuir et les objets en cuir (sacs, chaussures, baskets, accessoires) dans la mode et le luxe sont impliqués dans ce processus de destruction à grande vitesse du poumon de la planète. La déforestation est requise par l’agriculture intensive, exploitant les sols à des fins alimentaires pour nourrir le bétail. Ensemble, les deux seraient responsables de 31% des émissions gaz à effet de serre. S’il est possible de travailler le cuir de façon responsable, les chaînes d’approvisionnement mondialisées et complexes de l’industrie de la mode ne permettent pas aux marques de connaître l’origine des matières utilisées. Ainsi, nombre d’entre elles contribuent à la déforestation. Une récente étude menée par le Stand.earth Research Group a analysé près de 500 000 bases de données d’imports/exports de matières premières et révèle une liste de plus de 100 grandes marques directement impliquées, telles que Zara, Adidas, Nike, New Balance, Coach, Prada, H&M, UGG ou encore Fendi, de la grande distribution au luxe.
NOTE IMPORTANTE : les données présentées dans cette étude sont issues de bases publiques informations obtenues à partir de sources publiques ou gouvernementales, valides à la date de publication. Si vous représentez une entreprise qui apparaît dans cette base de données et qui, selon vous, ne s’approvisionne pas auprès de filières impliquées dans la déforestation en Amazonie, vous pouvez écrire à Stand.earth Research Group via cette adresse email : SRG@Stand.earth.
Stand.earth Research Group est spécialisé dans la recherche au sujet de la traçabilité des matières premières dans les chaînes d’approvisionnement complexes (avec de nombreux intermédiaires). Il étudie particulièrement la responsabilité des marques dans la destruction de l’environnement et les violations des droits de l’Homme pour aider les entreprises à changer leurs pratiques. Leurs clients sont par exemple Kimberly-Clark, Disney ou encore Nestlé.
L’industrie bovine est le principal moteur de la déforestation amazonienne et des forêts tropicales dans le monde [1]


Réduction de la surface de la forêt amazonienne brésilienne : 6,7 millions d’hectares (16,5 millions d’acres) de forêts ont été perdus dans le biome de la forêt tropicale amazonienne brésilienne au cours de la dernière décennie (2011-2020), selon les données du gouvernement.
Source : Gouvernement du Brésil. INPE, TerraBrasilis PRODES Tableau de bord Déforestation
Perte de la forêt amazonienne brésilienne, déforestation dans le biome de la forêt amazonienne brésilienne, 2000-2020.
Source : MapBiomas
L’élevage et l’agriculture intensive au profit de la viande et du cuir
Le Brésil possède le plus grand cheptel bovin au monde, 215 millions d’animaux en 2020 [2]. La déforestation causée par l’élevage de bétail dans la forêt amazonienne représente près de 2% des émissions mondiales de CO2 par an, équivalant aux émissions de tous les vols d’avion dans le monde [3] et de nombreux travaux suggèrent que les pratiques de déforestation sont majoritairement illégales (en terme de méthodes : incendies principalement) ou très peu contrôlées selon MapBiomas, organisme effectuant rapport annuel sur la déforestation au Brésil [4]. L’un des coproduits de l’industrie bétaillère est le cuir, qui constitue un moyen lucratif de valoriser l’animal en dehors de sa viande. A l’heure actuelle, 80% du cuir bovin produit au Brésil est exporté, représentant une valeur estimée à 1,1 milliard de dollars de revenus d’abattoirs en 2020 [5,6].
La forêt amazonienne disparaît à vue d’œil
La grande majorité de la forêt amazonienne est située sur le territoire brésilien. Entre 2001 et 2015, 45% de la superficie totale des terres forestières brûlées pour l’industrie bovine était située au Brésil. Cela représente 21,8 millions d’hectares [7].
JBS, la plus grande entreprise de bœuf/cuir au Brésil, est l’acteur principal de cette déforestation. Les chaînes d’approvisionnement de JBS sont responsables de 3 millions d’hectares de déforestation au cours de la dernière décennie, sur la base de données satellitaires vraisemblablement sous-estimées. De mars 2019 à mars 2021, 81 % de ces pratiques sont suspectées illégales. [8, 9]
Étant donnée l’importance des revenus générés par l’industrie du cuir, les peaux sont considérées comme un coproduit plutôt qu’un sous-produit du bœuf. Alors que la grande majorité du bœuf brésilien est consommée dans le pays, la plupart des cuirs sont exportés dans les chaussures, les sacs à main, les ceintures et d’autres articles utilisés quotidiennement par les consommateur·ice·s du monde entier. De fait, il existe une incitation financière pour les principales tanneries du Brésil à détourner le regard lorsqu’il s’agit d’acheter du bétail dans des abattoirs douteux. Le gain économique représenté par le cuir et la viande est le moteur de la destruction du vivant.
La mode renforce ce cercle vicieux
De fait, toutes les entreprises qui s’approvisionnent soit directement auprès de JBS soit indirectement auprès de ses partenaires qui travaillent le cuir, sont donc liées à la déforestation de la forêt amazonienne. D’autres études montrent que si JBS est le plus grand exportateur de cuir et le plus impliqué dans la déforestation, ce problème est endémique à l’ensemble de l’industrie brésilienne du cuir, et inclut d’autres entreprises comme Minerva et Fuga Couros.

Industrie bovine et pertes forestières – Une étude du World Resources Institute a révélé que de 2001 à 2015, le bétail représentait 36 % de la perte de couvert arboré dans le monde, et le bétail a remplacé près de deux fois plus de forêts que tous les autres produits combinés.
Source : World Resources Institute, Global Forest Review : Deforestation Linked to Agriculture.

Perte de forêt mondiale due au bétail – Carte montrant le pourcentage de terres avec des forêts remplacées par du bétail dans le monde. 45% de la superficie totale des forêts perdues au profit de l’industrie bovine se sont produites au Brésil (21,8 millions d’hectares de 2001 à 2015).
Source : World Resources Institute, Global Forest Review : Deforestation Linked to Agriculture.
Quelles marques sont impliquées ?

Exportations de cuir brésilien en poids (tous les exportateurs, 2020).
Les recherches du Stand.earth Research Group ont porté sur plus de 400 relations entre les maillons des chaînes d’approvisionnement : éleveurs au Brésil, abattoirs, mégisseries (étape de préparation des peaux en vue de leur traitement), tanneries et marques du monde entier. Lors de leur publication (décembre 2021), les résultats impliquent plus de 100 marques.
La présence d’une marque dans la chaîne n’est pas une preuve absolue de son implication dans la déforestation mais fait état d’un risque très élevé de prendre part à celle-ci. Bien qu’aucune de ces marques ne choisisse délibérément un cuir “coupable”, le devoir de vigilance et d’information est leur responsabilité. Les marques ont l’obligation morale de connaître les conditions de travail et de rémunération de leurs partenaires et la traçabilité des composants de leurs produits. Plus il y a de maillons dans la chaîne d’approvisionnement, plus il y a de chances qu’un produit en cuir soit impliqué dans la déforestation amazonienne
NOTE : c’est une vérité générale. Plus les marques sont de grande envergure, plus elles délocalisent et placent des intermédiaires entre elles et la fabrication. On parle de marques distributeur ou de marques fabricant. Les marques qui fabriquent leurs produits sont souvent de petite taille, connaissent leurs partenaires et y sont fidèles et produisent plus volontier en circuits courts.
Les premières marques présentées dans le rapport
Nike, Adidas, Zara, New Balance, Puma, Clarks, Bally, Nike, Geox, Asics, Doc Martens, Fila, Reebok, H&M, Kate Spade, Prada, Coach, Phillip Lim, Michael Kors, Fendi, Armani, Vans, The North Face… Sur cette carte interactive, on retrouve les liens directs ou indirects des marques avec les fournisseurs amazoniens.
Plus de 100 marques de mode sont liées à la déforestation. Un tiers des marques interrogées ont affirmé appliquer des politiques pour maîtriser la destruction des forêts ou des écosystèmes. En pratique, les deux augmentent, ces politiques semblent n’avoir aucun effet matériel. Pire encore, les projections montrent que pour continuer à fournir aux consommateurs des portefeuilles, des sacs à main et des chaussures, l’industrie de la mode devrait abattre 430 millions de vaches par an d’ici 2025.
Une opportunité concrète d’agir pour les marques

Zone brûlée de la forêt tropicale amazonienne, au sud de l’Etat de Pará, au Brésil, le 16 août 2020. − CARL DE SOUZA / AFP
Une étude publiée dans Nature a averti pour la première fois que l’Amazonie est devenue un émetteur net de carbone [10] – libérant désormais 1 milliard de tonnes de dioxyde de carbone de plus qu’elle n’en absorbe, résultat direct d’une mauvaise politique gouvernementale et des pratiques d’entreprise irresponsables.
Sônia Guajajara, coordinatrice exécutive de l’Alliance des peuples autochtones du Brésil (APIB), a déclaré que les marques ont « la responsabilité morale, l’influence et les ressources économiques » de cesser de travailler avec des fournisseurs contribuant à la déforestation en Amazonie aujourd’hui, « pas dans 10 ans, pas en 2025 ».
Plusieurs des marques concernées prennent part au Leather Working Group ou d’autres groupes de travaux pour une industrie du cuir durable, sur la base du volontariat. Cependant, à l’heure actuelle, le Leather Working Group n’évalue les tanneries que sur leur capacité à retracer le cuir jusqu’aux abattoirs, et non jusqu’aux fermes.
En cette période d’urgence climatique, si l’industrie de la mode veut être pertinente, c’est l’opportunité.
Angeline Robertson, chercheuse Stand.earth
L’effet des récents incendies de forêt en Amazonie a eu des conséquences dévastatrices pour les groupes autochtones, secondairement forcés par Jair Bolsonaro à l’expulsion pour faire place à l’agriculture, à l’exploitation minière et à d’autres activités de développement industriel. Une forme de violence génocidaire qui alimente la corruption et le crime organisé. Systématiquement, entraves climatique et injustices sociales sont intimement liées. A ceci s’ajoute le risque accru de pandémies de maladies zoonotiques secondaire à une perte de biodiversité dévastatrice. La mode et le luxe utilisent environ 70 % du cuir mondialement produit : leur responsabilité est énorme, de même que l’opportunité de contribuer concrètement à la protection de l’Amazonie et à la lutte contre le réchauffement et les injustices climatiques.
Est-il possible de consommer des produits en cuir responsables ?
Dès qu’il s’agit d’une marque ou d’une peau étrangère, il n’y a, à l’heure actuelle, pas de système de traçabilité en place pour suivre le parcours d’une peau de vache individuelle de l’éleveur à l’abattoir en passant par la tannerie et le produit final. Il n’est pas possible de déterminer si le cuir d’un sac à main ou d’une chaussure provient d’Amazonie. Les plus grands volumes de cuir utilisés dans la mode et le luxe au monde proviennent du Brésil, ainsi, à minima, tout produit en cuir fabriqué par l’une des marques révélée par l’étude comporte un risque. En France, la traçabilité de l’animal au produit final est en cours de développement via un système de marquage des peaux, notamment grâce au travail du Conseil National du Cuir et du Conseil technique qui font montre d’une extrême vigilance. Malheureusement, les peaux françaises ou européennes concernées par cette réglementation (incluant, outre la protection de l’environnement, la bien traitance animale ou le respect des travailleur·euse·s exposé·e·s à des produits chimiques) représentent un volume très faible du cuir utilisé pour les produits finis que l’on consomme au quotidien, notamment les baskets, les autres types de chaussures, les sacs à main, la petite maroquinerie… etc.
Vers quelles marques se tourner si l’on souhaite consommer des articles en cuir ?
Comme pour n’importe quel article de mode, que l’on ait besoin d’un portefeuille, d’un sac à main ou d’une pochette, d’une paire de baskets, il est nécessaire de se renseigner et de valoriser le travail de marques qui partagent les mêmes valeurs. En maroquinerie, les marques Le Feuillet, Balsa, Maradji, sont des valeurs sûres. Concernant les chaussures, Jules and Jenn, OTA, Un Si Beau Pas sont également de confiance. Certaines marques proposent des alternatives en matières végétales, comme Good Guys Don’t Wear Leather, qui sont également écoresponsables car attention, toutes les options vegan sont loin d’être écologiques. Les deadstocks (stocks de cuirs dormants chez des grandes maisons) qui donnent lieu à des produits upcyclés sont également intéressants.
Concrètement, si vous êtes une marque
- Remontez scrupuleusement vos chaînes d’approvisionnement afin d’établir une liste claire et exhaustive de toutes les parties prenantes
- Arrêtez d’acheter du cuir à des fournisseurs qui ne peuvent prouver une traçabilité complète jusqu’à la ferme d’origine du bétail.
- Interpellez les gouvernements, les décideurs et les institutions
- Signez la pétition organisée par Slow Factory
- Engagez-vous publiquement : partagez cet article et communiquez sur votre soutien à ce mouvement.
Références
[1] World Resources Institute, Deforestation Linked to Agriculture, 2001-2015; Stockholm Environment Institute and Global Canopy, Trase Yearbook 2020: The state of forest risk supply chains, 2020; Union of Concerned Scientists, “What’s Driving Deforestation?”, 2016.
[2] Stockholm Environment Institute and Global Canopy, Trase, 2020 (Trase ‘SEI-PCS Brazil beef v2.0’ supply chain map: Data sources and methods)
[3] Deforestation linked to cattle pastures in the Amazon results in at-least .62 GTCO2/yr which corresponds to roughly 2% of gross CO2 emissions per year. Derived by Stand.earth Research Group based on data from Harris et al (2021), Goldman et al (2020) and Hansen et al (2013); Aviation emissions from Air Transport Action Group, www.atag.org/facts-figures.html
[4] Centro de Vida Institute (ICV), Institute of Forestry and Agricultural Management and Certification (IMAFLORA), and the Federal University of Minas Gerais (UFMG), Illegal Deforestation and Conversion in the Amazon and MATOPIBA: lack of transparency and access to information, 2021; MapBiomas, Annual Report of Deforestation in Brazil, 2020. These studies pegged possible illegality at 94% and 98.9% respectively.
[5] Rainforest Foundation Norway, Driving Deforestation, 2021; National Wildlife Federation, A Path Towards Zero Deforestation Cattle.
[6] Brazilian Beef Exporters Association (ABIEC), Beef Report 2021.
[7] Ressources multiples :
- Mighty Earth, Soy & Cattle Deforestation Tracker, 2021;
- Rainforest Foundation Norway and Aidenvironment, Driving Deforestation, 2021;
- The New York Times, How Americans’ Appetite for Leather in Luxury SUVs Worsens Amazon Deforestation, 2021;
- Amnesty International, From Forest to Farmland: Cattle Illegally Grazed in Brazil’s Amazon found in JBS’s Supply Chain, 2020;
- The Bureau of Investigative Journalism and Repórter Brasil, Brazilian Meat Giant Trucked Cattle From Deforested Amazon Ranch, 2020;
- Gibbs Land Use and Environment Lab (University of Wisconsin-Madison), Amazon deforestation linked to European imports via specially licensed ranches and their suppliers, 2020;
- Imazon, Will Meat-Packing Plants Help Halt Deforestation in the Amazon?, 2017; Global Witness, Beef, Banks and the Brazilian Amazon, 2020;
- Chain Reaction Research, JBS, Marfrig, and Minerva: Material Financial Risk from Deforestation in Beef Supply Chains, 2020;
- Greenpeace, How JBS is Still Slaughtering the Amazon, 2020;
- Stockholm Environment Institute and Global Canopy, Trase (2017 data by origin municipality); Climate Advisers and Ceres, Business Risks from Deforestation, 2017.
[8] Rainforest Foundation Norway, Driving Deforestation, 2021
[9] Mighty Earth, Soy & Cattle Deforestation Tracker website, 2021
[10] Amazonia as a carbon source linked to deforestation and climate change Nature volume 595, pages 388–393 (2021)
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