Le style au masculin, qui empêche les hommes de porter la jupe ?
Rédigé par Renaud Petit
Le 03 févr. 2021
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Que ce soit sur Harry Styles, Kanye West ou Billy Porter, on observe dernièrement quelques jupes pour hommes sur les red carpets et dans les éditos de mode, portées par des célébrités masculines de tous bords, icônes queers ou archétypes de virilité. On s’imagine souvent qu’il suffit qu’une pièce apparaisse sur un podium, qu’elle passe ensuite par un red carpet puis sur le dos d’une célèbre fashion icon pour déclencher une trend. A en croire ce schéma, voilà donc déjà plusieurs décennies que la jupe devrait “bientôt” entrer dans le vestiaire masculin. Force est de constater que le chemin n’est pas si simple pour faire naître une tendance. Pourquoi la jupe pour hommes n’entre-t-elle jamais dans le prêt-à-porter de l’homme de la rue ? Décryptage des raisons qui empêchent la jupe de transcender les normes de genres, et quelques pistes pour sauter le pas.
La jupe n’a pas toujours été féminine
L’ancêtre du pantalon était une jupe
Si la vision d’un homme en jupe nous paraît originale et exotique en 2021, elle était totalement banale il y a encore 700 ans. Une seconde à l’échelle de l’histoire de l’humanité ! Les hommes ne portent des vêtements fermés pouvant s’apparenter aux pantalons actuels que depuis le XVe siècle. En occident, c’est avec l’apparition du pourpoint sur le haut du corps, plus court qu’une robe, que l’homme commence à envelopper ses jambes dans 2 pièces de tissus séparées. Le vestiaire masculin n’est, à l’époque, évidemment pas encore celui que nous connaissons aujourd’hui mais l’homme porte déjà les chausses que l’on peut considérer comme les ancêtres du pantalon moderne. Toutes civilisations confondues, la jupe est, finalement, le vêtement que l’homme a le plus porté au cours de son existence.
Au milieu du XXe siècle, un vêtement plus pratique qu’esthétique
Si la jupe n’est effectivement plus portée massivement par la gente masculine depuis plusieurs siècles, elle ne cesse de réapparaître périodiquement de manière plus ou moins anecdotique. Quelques sursauts qu’il est utile de se remémorer, pour se rappeler qu’elle n’a, finalement, jamais vraiment disparue. Plusieurs designers ont déjà tenté de la faire revenir, avant tout pour son aspect pratique. L’historienne de la mode et du vêtement Salomé Dudemaine raconte “Dans l’entre 2 guerres, un mouvement hygiéniste né au Royaume-Uni s’attaque aux questions de la mode à travers la fondation du Mens’ Dress Reform Party. Leur réflexion pour tenter de créer un vêtement moderne plus hygiénique les conduit à s’inspirer de la libération vestimentaire des femmes de l’époque, des matériaux agréables qu’elles portent n’ont alors rien à voir avec les vêtements de travailleurs, plus durs, que portent les hommes. Ils revendiquent notamment le droit de porter une jupe et des vêtements ouverts pour laisser respirer le corps.” Ici, la démarche n’est pas d’abolir les normes de genres mais bien de créer un vêtement destiné à l’homme.
La création vestimentaire libératrice du genre
Même siècle, quelques décennies plus tard, les années 1970 voient apparaître une véritable vague de créateurs partisans d’une mode unisexe, bien décidés à jeter les normes de genre à la poubelle de l’histoire. Le créateur américain Rudi Gernreich tente de prouver qu’il n’existe pas de différence entre les sexes si le vêtement n’en impose pas en proposant un vestiaire commun uniformisé autour de pièces traditionnellement perçues comme féminines, incluant notamment des micro-jupes.
À la même période, le couturier français Jacques Esterel proposait des robes unisexes dans une esthétique à la fois futuriste et inspirée de l’antiquité. Le message était clair : la mode d’après devait être genderless. On attend toujours que la prophétie se réalise ! Le concept perdurera par la suite et deviendra un véritable marqueur de créativité et de non-conformisme pour les maisons de mode les plus extravagantes. La jupe ressort régulièrement chez l’homme dans le vestiaire contestataire de certaines sous-cultures, notamment punks et queers. La culture populaire contemporaine se souvient particulièrement de Jean Paul Gaultier qui faisait défiler sa première jupe pour hommes, un kilt revisité, en 1985.
Pour l’hiver 2010, la papesse du punk et de l’anticonformisme Vivienne Westwood montrait sa vision de la jupe pour hommes également inspirée du kilt, Britishness oblige.
Plus récemment encore, pour sa collection Printemps/Été 2013, Rick Owens habillait ses hommes de jupes longues jusqu’au sol. Fait rare dans la mode masculine contemporaine, cette jupe s’assume pleinement sans faire allusion au kilt.
Crédits @Owenscorp
La jupe au masculin de nos jours ?
Difficile alors de comprendre pourquoi ce vêtement autrefois pleinement intégré au vestiaire masculin et qui, visiblement, cherche à y revenir depuis au moins un siècle, n’arrive pas à s’échapper des podiums pour intégrer la mode de la rue. L’image d’un homme en pantalon est historiquement très jeune mais elle paraît tout à fait impossible à déconstruire. Elle n’arrive à être remise en cause que ponctuellement et par les Maisons de mode les plus transgressives et farouchement opposées aux normes de genre. Dans la mode contemporaine, la plupart d’entre elles, aussi anticonformistes soient-elles, s’interdisent même de penser ces créations comme de véritables jupes et préfèrent les rapprocher au kilt, moins provocateur car historiquement classé comme un vêtement masculin. Un blocage psychologique normatif, vraisemblablement lié à la peur d’être jugé.
La jupe pour homme bloquée par l’inconscient collectif
Les études centrées sur le sujet, et notamment celles de l’historienne et anthropologue Nicole Pellegrin, conduisent à penser que le statut d’ultime tabou vestimentaire de la jupe tiendrait davantage à sa forme ouverte qu’à la silhouette qu’elle procure. Salomé Dudemaine explique : “Le fait que l’homme porte un vêtement fermé et que la femme porte un vêtement ouvert cristalise les inégalités entre les genres. Le pantalon permet à l’homme d’être actif, de ne pas craindre qu’on puisse apercevoir son corps. Le vetement ouvert de la femme rend son corps potentiellement visible et accessible à n’importe quel moment. La robe et la jupe font du corps de la femme une forme de bien public.”. A l’heure où certains évoquent encore la jupe comme circonstance atténuante pour tenter de justifier les agressions sexuelles que subissent les femmes, il est évident que cette question est toujours un sujet d’actualité.
Les marques qui osent présenter des modèles de jupes pour hommes ont d’ailleurs tendance à les concevoir plus longues, comme pour cacher le corps et le rendre inaccessible au maximum. Plus fréquemment encore, la mode a décrété que la jupe pour hommes se portait presque toujours avec un pantalon, comme pour conjurer l’effet d’accessibilité immédiate du corps que la jupe amène avec elle.
La jupe dérange l’ordre social
Louis XIII réservait le port des broderies de fil et d’argent à la seule royauté. Louis XIV régulait le port du talon et attribuait à chacun un code couleur selon sa place à la cour. Plus tard, au cours du XIXe siècle, plusieurs lois attribuaient le port de certains vêtements en fonction du genre et du statut social des individus. Le vêtement contribue à identifier la place que chacun et chacune tient dans la société. Remettre en question la répartition des vêtements revient, en somme, à questionner l’ordre social. Si la jupe a pour fonction d’identifier la femme dans la société, un homme qui s’octroie le droit de la porter doit être considéré de la même façon que s’il se réclamait du genre féminin. S’il rejette cette vision, il remet directement en cause la notion de genre. Plus loin encore, la jupe, si elle permet aux femmes d’être identifiées, porte avec elle tout le poids de la condition féminine. Pourquoi un homme voudrait-il donc la porter ? Le port du vêtement masculin par les femmes posent nettement moins question tant il est facile d’imaginer qu’une femme ait envie de s’élever au rang social d’un homme. L’inverse paraît incompréhensible, à la limite du non-sens.
Pour ces raisons plus ou moins conscientes, pas étonnant que la mode ne franchisse pas le pas et ne prenne qu’exceptionnellement la peine de proposer des jupes aux hommes qui souhaitent en porter.
N’ayons plus peur de bousculer les stéréotypes de genres et mettons nous à la jupe !
La jupe n’est pas le premier vêtement à avoir disparu du vestiaire masculin. Les talons et le maquillage ont également été, pendant un temps, exclus de la mode masculine avant d’y faire un comeback progressif encore en cours aujourd’hui. Il n’est pas totalement insensé d’imaginer qu’elle puisse suivre le même chemin. Si nous souhaitons tous et toutes être témoins de sa totale dégenrisation future, à nous de forcer le destin.
La shopping list des jupes pour hommes
Les jupes pour hommes ne sont pas très fréquentes et il n’en sort pas de nouvelles à chaque saison. Heureusement, si le marché du neuf n’en propose pas à votre goût et dans votre budget, il est possible d’en trouver sur les plateformes de ventes de seconde main, notamment de belles pièces de designers rares et vintage.
Une demie-jupe plissée par Yohji Yamamoto. A porter à l’avant comme un tablier, à l’arrière ou de profil selon ses envies.
300 € sur Vestiaire Collective
Un rectangle de polyester et polyamide recyclés à entourer autour de la taille, comme une jupe, par COS. Attention, on vous enjoint tout de même à la dénicher d’occasion !
Le kilt recyclé : 89 €
Une jupe plissée, 100 % laine par le créateur Thom Browne. Bien sûr, elle coûte très cher pour s’y risquer, elle est plutôt là pour nous inspirer et donner une idée de modèle approximatif à suggérer à un couturier de quartier.
La jupe plissée : 1 360 €
Une robe (pas tout à fait une jupe mais on valide) made in Paris et en matières upcyclées par Andrea Crews.
La robe upcyclée : 160 €
Pour sa collection Printemps/Été 2021, le jeune créateur parisien Steven Passaro marie deux extrêmes opposés : le short traditionnellement masculin et la jupe plissée, symbole traditionnel de féminité.
La collection Printemps/Été 2021 de Steven Passaro
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