Corps noirs : Réflexion sur le mannequinat, la mode et les femmes noires

À 27 ans, Christelle Bakima Poundza a tissé sa passion pour la mode au travers d’une collection de magazines et de revues conservés précieusement depuis son adolescence. Cette passion la verra plus tard passer les portes de l’une des écoles de mode les plus prestigieuses au monde, L’Institut Français de la Mode. Une absence lui saute aux yeux : celle des carnations homologues à la sienne sur papiers glacés. Elle se lance dans un mémoire sur les mannequins noirs dans le paysage médiatique français, miroir de la place des femmes noires hors des murs de la mode. Ce sujet presque tabou est traité par peu de sources qui se font rares, elle décide d’étoffer en essai « Corps noirs : Réflexion sur le mannequinat, la mode et les femmes noires », paru le 30 août 2023, aux éditions Les Insolentes. L’autrice nous propose une réflexion intersectionnelle par le prisme des mannequins noires sur la scène parisienne, ouvrant ainsi le dialogue sur la perception des corps afro-descendants d’aujourd’hui et d’hier, dans une société en pleine remise en question identitaire. Une réflexion passionnante sur les moyens pour rendre ce secteur plus en phase avec la diversité démographique de notre monde. La Bataille de Versailles, Paco Rabanne, Adut Akech ou place des femmes queer et noires dans l’industrie…  Entretien.

S.O Qui-es-tu Christelle ?

C.B.P Mon nom est Christelle Bakima Poundza. Touche- à- tout, depuis plusieurs années, je suis autrice et critique culturelle. Mes domaines de prédilection sont la mode, la culture, le cinéma et l’art contemporain, sur lesquels j’écris pour divers médias indépendants ou sur mon compte Instagram. Je travaille également en tant qu’hôte pour des grandes entreprises du secteur de la mode et je donne des cours à l’Institut Français de la Mode. Au quotidien, je suis responsable communication chez Arianee. Malgré un emploi du temps plutôt chargé, j’apprécie par-dessus tout écouter et raconter des histoires, dans un article, un podcast ou bien lire.

S.O Quelle est l’histoire du projet ?

C.B.P La quête d’une idée pour mon mémoire de fin d’études a commencé dès mon intégration à L’Institut Français de la Mode, avec pour objectif de sonder la réalité de ma propre place dans le microcosme complexe de la mode. La création de ce projet a été une expérience extrêmement gratifiante et a suscité des questionnements profonds sur les raisons de mon attrait pour la mode. Grâce à la délibération du jury, mention très bien avec félicitations, j’ai pu publier mon mémoire dans la bibliothèque de l’école et renforcer ma conviction qu’un essai à éditer avait un intérêt, tant les sources françaises sur ces sujets sont rares.  

S.O Quelle est ton propre rapport à la mode, aux magazines ? Y a-t-il eu un moment où cette passion a été remise en question à l’aune de tes découvertes ?

C.B.P Depuis mon adolescence, une passion pour la mode s’est enracinée en moi. Dès l’aube de mes 12 ans, je collectionnais méthodiquement les magazines de mode. Les défilés de mode exerçaient sur moi une fascination profonde. En grandissant, l’idée d’étudier les sciences politiques et d’explorer une multitude de domaines me captivait. Cependant, dans le contexte français, les voies professionnelles semblent rigoureusement cloisonnées, fusionner la mode avec un intérêt politique semblait peu envisageable. J’ai donc rejoint une classe préparatoire avec une ambition constante de travailler au cœur de l’industrie. C’est ce que ce livre incarne à mes yeux : une exploration captivante des thématiques convergentes, la mode, la politique et la sociologie.

La création de ce mémoire n’a pas été dépourvue de défis. Il a suscité des questionnements profonds sur les raisons de mon attrait pour la mode. Mon admiration sans bornes pour Kate Moss durant mon adolescence ne cadrait pas du tout avec ma propre réalité : ni blanche, ni portant du 34. Cela m’a incité à m’interroger sur la raison de choisir une voie située à des années-lumière de ma propre position au sein de l’industrie de la mode et, plus largement, dans la société ?

S.O Comment se sont déroulées tes recherches, en particulier étant donné , l’absence criante de références sur le sujet ?

C.B.P La recherche s’est déroulée en plusieurs étapes. Dans un premier temps, la base documentaire du livre repose sur mon mémoire, j’avais déjà effectué une année complète de travail sur ma bibliographie étoffée par une dizaine d’entretiens avec des mannequins et des universitaires. Ensuite, lors de la transition vers l’adaptation en livre, le défi majeur était de traiter des chapitres comme celui sur la Bataille de Versailles. Pour ce genre de sujets, j’ai dû me tourner vers des ouvrages anglo-saxons, car les ressources en français sont assez limitées. Par exemple, en consultant le site du Château de Versailles, j’ai constaté que les informations étaient lacunaires. L’événement ne se résume pas uniquement à la présence de mannequins noires, mais englobe également sa dimension caritative contribuant au financement de la restauration du Château de Versailles. Cependant, aucune information n’était disponible sur le site du château. Les sources les plus riches en informations sur le sujet provenaient principalement d’articles de presse tels que celui de Pierre d’Almeida, journaliste chez STYLIST. 

Il est vrai que j’ai dû croiser de nombreuses sources : de la révision de livres chez moi à la consultation d’anciens magazines et d’archives vidéos en ligne. Comment rédiger un chapitre lorsque l’on dispose de si peu de ressources ? C’est pour cette raison que la dernière partie du livre aborde la question de la rareté de ce sujet dans les bibliothèques académiques. Notamment, les mannequins noir·e·s français sont rarement mentionnés. Les citations sont par ailleurs limitées, car la plupart des mannequins d’ascendance africaine ont pour la plupart davantage établi leur carrière à l’étranger, dans des pays anglo-saxons.

S.O À travers l’exemple de la Bataille de Versailles, vous illustrez le fait que les événements historiques ont tendance à systématiquement effacer la mémoire de la diversité. Comment l’expliquer  ?

 C.B.P Je suis d’avis que le problème ne se limite pas uniquement à la sphère de la mode, mais qu’il émane de tous les pans de nos sociétés. Personnellement, avant d’entreprendre la rédaction de mon mémoire, je n’avais aucune connaissance de cet événement. Pour moi, la problématique réside dans le fait que ceux qui sont chargés de notre enseignement, qu’il s’agisse du système éducatif national, mais aussi spécifiquement des écoles de mode manquent de matière sur ces sujets. Ce n’est pas à la bibliothèque de  l’Institut Français de la Mode (IFM) que j’ai trouvé des ouvrages traitant de la Bataille de Versailles. Mon salut est venu de la découverte sur Instagram d’un ouvrage consacré aux mannequins noires (Supreme Models: Iconic Black Women Who Revolutionzed Fashion, de Marcellas Reynolds) puis d’entretiens avec le journaliste Anthony Vincent, et l’historienne Emilie Hammen. Lorsqu’on est considérée comme la principale école de mode en France, et l’une des plus prestigieuses en Europe et dans le monde, comment expliquer que des sujets comme celui-ci soient si peu abordés ? D’où provient cet effacement ? Qu’on soit noir ou non, dès lors que l’on évolue dans un contexte français, voire occidental, il faut entreprendre une quête active pour trouver des sources présentant les personnalités noires dans l’histoire de la mode. 

Je ne prétends pas avoir été pionnière sur le sujet. Il a été abordé par de nombreuses personnes avant moi, d’où ma référence à diverses sources. Néanmoins, cela n’empêche pas que mon ouvrage demeure un domaine de niche aux yeux de l’édition grand public, comparé aux multiples biographies de Gabrielle Chanel ou de Christian Dior, ou encore des références sur le tulle dans la couture. C’est d’autant plus étonnant que le sujet des corps noirs a le potentiel de susciter la réflexion. J’essaie de décortiquer les relations complexes entre la France, ses communautés, son identité et l’industrie qui participe grandement au pouvoir économique et soft power de la France dans le monde entier.

En 1945, la colonisation française était encore une réalité. Je pense que nous ne pouvons pas limiter la France à l’hexagone seulement. Cela efface une partie considérable de notre histoire commune et invisibilise une part importante de l’identité française. La société éprouve des difficultés à aborder ce sujet, et ce tabou s’immisce jusqu’à la mode. Même la Bataille de Versailles est passée sous silence, car elle remue des débats systémiques. On peut entendre des arguments du type : “Chez nous, c’est toujours moins problématique qu’aux États-Unis.” La différence majeure, c’est que la mémoire en France s’efface. Saint Laurent a fait appel à de nombreux mannequins noirs —  certes de manière parfois très discutable, teinté de fétichisation et d’exotisme, mais n’oublions pas le contexte de l’époque -, mais l’invisibilisation n’a pas disparu. De même, de nombreux mannequins noires ont été en couverture de grands magazines comme Vogue, mais on célèbre à chaque fois cette action comme si c’était la première. Cela n’est pas normalisé.

S.O On peut citer des stylistes comme Paco Rabanne, Azzedine Alaïa qui ont fait défiler des mannequins noires alors que cela était encore décrié par la clientèle et les médias de l’époque ?  

C.B.P J’ai beaucoup pensé au créateur franco-espagnol Rabanne et aux hommages reçus à son décès. De tous, il n’y a eu que de très rares allusions aux mutations qu’il a insufflées à la mode dès sa collection de 1964 qui lui avait alors valu un snobisme de la part de rédaction tel que Vogue US et Harper’s Bazaar (Emission du 22/05/1999 Tout Le Monde En Parle, France 2). C’est aussi toute une offre culturelle et de soutien à l’art que le couturier à développer durant son vivant :  la création d’un institut d’art culturel faisant la promotion d’artistes afro-descendants ou encore d’une discothèque afro mythique des années 70, le “Black Sugar’’. La Maison  Saint Laurent, connu de toutes et tous, a réussi à se créer un statut institutionnel “d’ami de l’Afrique et des cultures du monde”, avec des musées à Paris ou à Marrakech, en investissant massivement dans la culture et donc dans la société. Elle y a vu une opportunité de visibilité et donc de marché. C’est certainement “positif”, mais on est en droit de s’interroger sur une stratégie « We Did It First » et une tokenisation de l’image des corps noirs à des fins mercantiles.  La nuance me semble claire : si cela fait partie de votre histoire de marque et que vous n’avez pas besoin de mentir, alors ce type de communication est la bienvenue.  

C.B.P Ce qui différencie les créateurs contemporains, c’est que l’aspect artisanal et spontané de la mode était autrefois beaucoup plus valorisé. La majorité des grands créateurs avaient l’habitude de sélectionner des mannequins qu’ils connaissaient. Ça a été le cas de Saint Laurent, qui avait ses mannequins fétiches et amies, mais aussi d’un Christian Dior avant lui. Aujourd’hui, on peut citer quelqu’un comme Simon Porte Jacquemus, qui a opté pour de nombreuses amies, dont Jeanne Damas lors de ses premiers défilés. Cependant, lorsqu’une marque prend de l’ampleur, elle ne peut plus gérer cela en interne. Elle s’appuie alors sur des agences, ce qui transforme les castings en une démarche davantage axée sur des facteurs marketing. Cela implique la création d’un brief. Par exemple, il est fréquent que les agents sollicitent des modèles noirs pour les campagnes estivales. Mais ce choix de casting est réduit dans le cas d’une collection hivernale. Or, cette logique n’a pas de fondement et repose sur des représentations génériques de l’autre. Cependant, il s’agit plutôt de prendre conscience de la nécessité de réfléchir, au-delà de ces réflexes, qui relèvent de notre inconscient collectif. Dans sa frénésie, la mode doit faire une pause afin de prendre le temps d’analyser toutes les implications potentielles des biais et des symboles, surtout lorsqu’il est question d’image. 

 S.O N’y a-t-il pas une amélioration sur les podiums ou dans les shootings, depuis les années 2000 ?

En termes numériques, il y a une amélioration, oui. On est passé de “la règle d’une mannequin noire par défilé” à une présence relativement plus élevée et normalisée aujourd’hui. On a vu beaucoup de mannequins non blanches entre 2019 et 2021. À cette même période, de nombreux scandales avaient éclaté sur l’appropriation culturelle adossée au drame de Goerge Floyd dans une Amérique Trumpiste. Les réseaux sociaux amplifient de plus belle la portée des scandales raciaux et la mode n’est pas épargnée : Pull Gucci au design caricatural, un hoodie H&M ou encore une campagne Dolce & Gabbana pour le nouvel an chinois qui ne passe pas. L’année suivante, on a senti une baisse de la garde, une sorte de retour à un “business as usual”. Mais ce manque d’honnêteté sur la pluralité des corps ne s’arrête pas qu’à la carnation. Le monde de la mode, en particulier le luxe, se fait épingler régulièrement sur son manque de représentation de la diversité des corps. Selon les données de Vogue Business recueillies tout au long des fashion weeks automne-hiver 2023, sur les 219 défilés (lien défilé) répartis entre New York, Londres, Milan et Paris, seuls 0,6 % des mannequins faisaient une taille au-delà du 46 et 3,8 %, entre le 38 et 44. En d’autres termes, 95,6 % des modèles de la saison portaient entre du 30 et 34. 

S.O Est-ce que la visibilité suffit ?

C.B.P La représentation par l’image n’est pas une fin en soi, mais un outil. Le problème est structurel. Sans l’ouverture de l’éventail d’origines des profils décisionnels, il y a peu de chance de voir les choses évoluer. Il y a des gens qui continuent de voir cela comme un brief marketing. Dans mon travail de communication pour les marques, je pense que tant ma position que mes connaissances me permettent de prendre en compte ces paramètres naturellement. Je sais que si ce n’est pas moi qui le fait, une autre personne le pensera sûrement d’une autre manière. Chacun à sa sensibilité et notre rapport à l’image, si personnel, peut s’insuffler dans une communication. En échangeant avec des ami·e·s qui opèrent dans le monde de la mode, du casting à la campagne marketing, un professionnel blanc qui met en avant des personnes minorisées sera davantage célébré que si la personne fait aussi partie de la communauté en question.

C’est donc bien tout un travail de ressources humaines qui est à faire. Je pense qu’il faut aussi former davantage les gens à la culture de la mode et la culture de l’image, autant ceux qui font l’image que ceux qui la regardent. Combien de fois avons-nous eu des photos de mode qui rappellent des clichés coloniaux, tandis que l’intention, inclusive ou créative, était là ? On peut citer l’exemple de Valentino et de sa campagne de 2016 qui montrait trois mannequins blanches, portant des « locks » dans des poses austères au milieu d’un village massaï… Et dans le même temps, combien de fois a-t-on vu des gens s’enflammer et crier au racisme sans comprendre les références invoquées, alors qu’il n’y avait pas lieu d’être ? La couverture du numéro de février de Vogue UK en est le parfait exemple.

S.O Comment se fait-il que le sujet, bien présent dans la culture télévisée américaine, ne soit pas établi également dans le paysage français ?

C.B.P La France et L’Europe sont des territoires anciens, qui somme toute sont assez traditionnels et valorisent la notion d’héritage. Mais pour comprendre ces dynamiques d’occultation, il est essentiel de remettre l’histoire des marques dans leur contexte. Lors de la rencontre entre un monde noir et occidental au XVIIe, le traitement a été très différent entre l’Europe et les États-Unis. Les africains déportés aux USA ont été quantifiés dès l’expansion américaine. Les États-Unis sont des colonies de peuplement. Il faut compter pour exploiter, répartir les populations, quantifier les vêtements, comme pour le coton par exemple. Un cynisme qui a permis de fonder les principales fortunes familiales du pays. D’une manière, la plus grande visibilité des afro-américains outre atlantique est une conséquence des fondements esclavagistes du pays. En France, l’exploitation esclavagiste s’est fait loin des yeux des autochtones européens. La France apprécie d’ailleurs mettre en avant le fait que nous sommes l’un des espaces maritimes le plus important dans le monde, le deuxième après les U.S.A. Mais nous sommes beaucoup plus réticents à regarder le passé colonial français. Il est abordé avec distance, externalisant le débat des descendants d’anciennes colonies. C’est sûrement une grande partie pour cela que la plupart des Français·e·s ont en réalité une méconnaissance de cette influence dans l’histoire de France et la prise de position par les personnalités afro-descendantes en France crée autant de débats. Pourquoi ? Parce qu’un corps noir en France par sa présence est de facto politisée dans l’espace public. Je ne pense pas que les deux côtés de l’Atlantique soient opposés sur cette question, mais plutôt complémentaires pour mieux saisir les enjeux de nos sociétés mondialisées. 

S.O Dans un cas plus récent, en quoi le défilé Chanel, Métiers d’art 2022-2023 est un exemple entre maison française et diaspora africaine ?

C.B.P Pour être honnête, pendant longtemps, Chanel était une marque qui ne créait chez moi pas grande excitation, mais je restais tout de même admirative de la construction de son image. Le cas du défilé à Dakar Métiers d’Art est un exemple de collaboration moderne réussie. Virginie Viard entretient depuis de nombreuses années une relation d’amitié avec Jenke Ahmed Tailly dit Le Jenke, un styliste ivoiro-sénégalais. C’est lui me semble-t-il qui l’a emmené au Sénégal pour la première fois. Le point de départ du projet semble honnête, c’est une histoire d’amitié. C’est évidemment arrivé en phase avec une tendance sociétale, mais Chanel a réussi à aller au-delà en pensant à tout : choix des artisan·e·s, des invité·e·s, techniques employées, mise en place d’un parcours culturel sur place. À travers le 19M, la marque a déployé de véritables événements entre Paris et Dakar pour mettre en lumière les acteur·rice·s du milieu. Chanel n’est pas allé faire un défilé à Dakar pour le faire à Dakar, et pour s’en servir comme décor de carte postale. Elle a su rester elle-même, en collaborant avec le savoir faire ancestral de l’artisanat et de la mode sénégalaise et tisser un lien avec son propre. 

S.O Dans notre histoire, la mode a souvent introduit les corps des femmes noires par le biais de l’exotisme et l’objectivation. Quelles sont les plus grandes différences entre le traitement médiatique anglo-saxon et français lorsqu’il s’agit de parler des mannequins femmes noires ?

 C.B.P Avant de passer en revue, j’avais l’impression que le récit de la jeune fille noire qui vient d’un pays africain se concentrait surtout sur la couleur. « Tant qu’elle est noire, on s’en fiche du pays. ». L’industrie du mannequinat est fortement demandeuse par les jeunes filles venant de l’Afrique de l’Est. C’est aussi une histoire de géopolitique que je développe dans mon essai. Le Soudan du Sud est devenu un véritable spot pour les mannequins africaines, que cela soit une Ajak Deng, Adut Akech, ou Alek Wek, la migration fait partie intégrante de leurs histoires. Une peau très foncée, presque bleu, un visage rond de poupée. Ici le but n’est pas de blâmer les mannequins happées par cet univers, mais plutôt la manière dont on parle de ses candidates comme des starlettes propulsées hors de la misère. Alors que nous savons que le mannequinat est déjà un secteur où les conditions sont rudes pour préserver sa santé mentale des modèles, on omet également de considérer les traumatismes qu’elles ont pour bagages. Existent-ils des agents qui les accompagnent dans cette ascension, ce choc socioculturel ? Pourtant, nous savons que cette activité est d’une extrême précarité. C’est une position très ambivalente. Comment peut-on faire un défilé dans la capitale de la mode puis prendre des nouvelles de   sa famille restée dans un camp de réfugiés ?  Cela donne presque un statut de sauveur pour l’industrie de la mode. Tout le monde travaille dur pour intégrer ce milieu, mais nous ne commençons pas à la même échelle. 

S.O La méritocratie de la mode serait donc – un mythe ?

C.B.P Ce n’est pas sans justification que des modèles comme Anok Yai se sont prononcées sur le débat des « Nepo Babies » de la mode, courant 2023 sur Instagram. Le but n’était pas de se mettre en concurrence avec les « biens né·e·s » mais plutôt de faire prendre conscience des dynamiques du monde du mannequinat qui est, en réalité, bien loin du mythe de la méritocratie pour ses enfants qui ont côtoyé les milieux de la mode depuis leur naissance. On pourrait rétorquer qu’Adut Akech était la mariée d’un défilé Chanel, mais c’est une exception à la règle. C’est un racisme plus insidieux qui n’incite pas les Maisons à se remettre en question, car en mettant en valeur des personnes racisées, comment pourraient-elles être accusées de racisme ? 

Notre pays est fondé sur des valeurs de méritocratie, l’école républicaine. Quelqu’un dont aucun membre de la famille n’a de diplôme peut arriver à une ascension sociale et surtout rencontrer des gens via son parcours scolaire, mais la plupart des gens qui arrivent à s’élever socialement le peuvent grâce à leur cercle social de naissance.  Elle est là la question du nepo baby dans la mode : en plus d’hériter d’une richesse financière et sociale, les enfants de célébrités ont un capital esthétique connu de tous. Néanmoins, cela ne marchera pas pour tous les enfants de familles illustres. Tout dépend des portes que nos parents ont déjà ouvertes pour nous. La beauté est aussi une condition capitale. 

 S.O Qui sont les personnalités que vous aimeriez citer, porteuses de mutation dans l’appréhension des corps noirs dans l’industrie de la mode ?

 C.B.P On peut citer Olivier Rousteing qui, à tout juste 25 ans, a prouvé que diversifié les castings pouvait participer à la renaissance d’une Maison qui commençait à devenir poussiéreuse. Aujourd’hui, il est compliqué d’imaginer cela dans les collections d’Olivier Rousteing. Ce n’est pas parce que vous êtes une personne noire que vous allez forcément mettre en avant des personnes qui vous ressemblent. Il a réussi à laisser de la place à de nombreux·s·e·s femmes et hommes noirs, qui ont pu ainsi faire carrière dans l’Hexagone. Et à travers sa personne, je pense qu’il a permis à des milliers de jeunes gens à travers le monde de se dire que c’était possible en étant ce qu’ils sont. C’est important.

Dans les années soixante la mannequin Katoucha Niane, première mannequin noire à défiler pour Yves Saint Laurent, a laissé selon moi une véritable empreinte. Elle a eu un destin quelque peu confidentiel et pourtant elle était tout de même reconnue par des personnes en dehors de l’industrie comme la « Princesse peule ». 

Je cite volontiers la journaliste Mélody Thomas pour ses articles chez Marie-Claire, mais aussi, pour son ouvrage “La Mode est politique – Un bref lexique inclusif”, aux éditions Les Insolentes, qui est un véritable concentré de notions et références clés de l’industrie de la mode moderne. Pour moi, le propre du journaliste, c’est la niche. Quand on prend un sujet hyper précis, on tend à le rendre accessible à l’Autre.

Un styliste comme Le Jenke, dont j’ai parlé précédemment, mériterait beaucoup plus de lumière. À l’image d’un Edward Enninful, il a créé et continue de créer des images et des moments de mode qui contribuent à donner une existence à tous.tes celles et ceux dont les corps et les histoires n’ont pas été justement mis en lumière par l’industrie jusqu’ici. Le stylisme de Naomi Campbell, c’est lui, celui de la réalisatrice Mati Diop à Cannes en 2021, c’est lui. La direction artistique de l’album 4 de Beyoncé, c’est lui, et la liste pourrait encore être longue.

Enfin, j’ajouterai qu’il me semble important de ne pas oublier que tous ces gens qui prennent position dans cette industrie ne le font pas sans risque pour leur intérêt personnel. Moi la première, je ne voulais pas publier un livre où j’écris à moitié ce que je pense, me censurer sur certains sujets ou certaines personnes. Je sais que cela peut faire avancer la question tout en me fermant certaines portes. D’un autre côté, je me suis répétée que mon livre ne serait pas paru si des personnes avant moi n’avaient pas pris ce risque. Et énormément d’acteur·ice·s de la mode noire travaillent au quotidien dans cette industrie.

Pour aller plus loin

• “Corps noirs : réflexions sur le mannequinat, la mode et les femmes noires”- Christelle Bakima Poundza – Éditions Les Insolentes, 30 aout 2023.
• “Supreme Models”, octobre 2022, chaîne YouTube Vogue US