Rencontre avec Jérémie Duprey, artiste spécialisé dans l’upcycling

 

Jérémie Duprey est un re-créateur. Sur une épaisse porte en bois dans une rue serpentante pavée de Neauphle-le-Château, une plaque gravée indique l’antre d’un atelier de curiosités.« Créateur objets ». Voilà comment se définit un homme, artisan du design qui façonne des oeuvres d’art à partir d’éléments du quotidien que l’on voit sans les regarder. Un emballage devient le moule d’une sculpture teintée en béton. Un matériau brut et hostile comme un portail en fer forgé se transforme en objet de préciosité. Il suffit de l’envisager. À ceux dont les yeux de l‘enfance sont restés derrière la porte fermée d’une chambre à coucher, Jérémie offre des lunettes qui redimensionnent la réalité. Donner un autre sens à ce que l’on a déjà, une autre vie à la matière que l’on n’apprécie plus. Upcycler. De l’Art de transformer. Rencontre et leçon de Design anti-conforme.

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Qui es-tu, Jérémie ?

Je suis un père, un créateur d’objet, de choses. Je fabrique des choses qui existent par mes mains.
Je ne me suis jamais vu comme un artiste, parce que je suis arrivé à faire ça sans le vouloir, ça s’est imposé avec le temps. J’ai une représentation très clichée du terme artiste. La caricature d’un mec avec des fulgurances : van Gogh, Jimi Hendrix. Pour moi ces figures sont de l’ordre du fantasme, je crois que je n’ai rien à voir avec ça, l’immanence. Je suis une personne laborieuse, à qui tout prend du temps. En ce moment ma phrase préférée est celle qui me définit le plus : « L’escargot ne recule jamais ». Je devrais me faire un T-shirt avec ça… Je ne recule jamais mais je suis lent, lent, lent! Tout est fait un peu dans la souffrance, la patience, la rouille, la patine… Mais finalement, je vais toujours dans le même sens. Mon travaille résulte d’obsessions.

 

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L’art, une technique sociale du sentiment dont l’analyse vise à objectiver des signes esthétiques mis en œuvre par l’artiste pour susciter les émotions.

Lev Vygotski – Sociologie de l’Art

Des vies multiples

J’ai travaillé aux Puces de Saint-Ouen pendant plus de 8 ans. J’ai appris à utiliser réellement mes mains. J’ai toujours été bricoleur mais avec cette expérience j’ai appréhendé les matériaux avec une vision d’ensemble : le bois, le fer, les moulages, ça m’a convaincu de tout faire moi-même, de ne pas avoir de limites.
Lorsque j’ai un projet, je me lance. Même si je n’ai pas le matériel, je me débrouille. Je suivais un antiquaire dans un bel atelier du marché Paul Bert. On retapait des meubles, on produisait avec tout énormément de récup’ : des balcons en fer forgé pour en faire des pieds de tables, des plateaux à partir de parquets anciens. C’était le début de la mode du design industriel.
Les puces sont un univers à part entière, tu y côtoies des personnes très cultivées. J’ai étudié l’architecture, déjà mu par le Design, mais ne l’ai jamais mis en pratique. Les méthodes d’enseignement ne m’intéressaient pas, elles étaient centrées sur le développement de la créativité, la dynamique d’un projet spécifique. La créativité j’en avais presque trop, au contraire, j’avais besoin de théorie, besoin qu’on me nourrisse. Après ma licence, j’ai développé un oeil et un savoir empiriques. Je me suis enrichi par l’expérience et j’ai acquis la théorie en autodidacte.

Comment créer en upcyclant ?

Je réfléchis énormément en amont, j’effectue des recherches.
Par exemple, la série de diamant a soulevé des tas d’interrogations : quelle taille a-t-il ? Comment est-il construit ? Quelle en est la pièce iconique ? Je voulais transformer des matériaux bruts, comme le vieux portail en métal de mon voisin, montrer qu’on pouvait en faire un objet précieux par la simple forme à lui donner.
Finalement le diamant, c’est du carbone pur : ça ne vaut rien avant d’être taillé. Je voulais métamorphoser des matières brutes recyclées en diamant, afin que les gens lui reconnaissent une préciosité. De la rareté par simple apparence.
Quand tu fabriques des choses, la matière compte moins que le protocole. La conception est le socle : comment vais-je faire? Le matériau ensuite s’impose et génère la réponse, il se plie au but recherché. Après avoir conceptualisé le diamant, j’ai vu le portail et relevé le défi d’en faire une pièce d’origami en métal. Découper, meuler, plier, rifter, voir si j’en étais capable.

 

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Quel est ton rapport aux vêtements, aux objets ?

En Design, la matière brute peut n’avoir de valeur que par la forme qu’on lui donne. Malgré l’apparence associée, la Mode m’est complètement étrangère. J’occulte volontairement le sujet. Je ne fais jamais les courses, déteste les magasins et suis incapable de posséder un vêtement : mon T-shirt m’a été donné par un pote, mon caleçon par mon beau-père, mon jean ma compagne m’a obligé à l’acheter, normalement lorsque mes vêtements se déchirent, ma mère les raccommode.
Je pique sans cesse les fringues des autres. Mon rapport aux fringues c’est ça, je ne veux pas posséder. Par exemple – nous sommes en travaux – un ouvrier a récemment dormi sur le chantier et n’avait pas de change, je lui ai donné un T-shirt. La seule idée qu’il le porte en partant me rendait heureux, lui donnait du sens.
Paradoxalement, j’ai un véritable problème en ce qui concerne les baskets. J’ai une OBSESSION pour ça. Un reste d’attitude de petit con sortie de l’enfance, dont j’arrive difficilement à me soigner. Je ne suis pas un sneakerhead car pas fétichiste, je les entasse… J’aime bien laisser les choses pourrir.
En troisième, il y avait une folie autour à l’époque des Jordans 4 et 5 : on se faisait dépouiller ses baskets, on n’hésitait à les mettre à Paris. Alors je les customisais, mais je ne pouvais pas m’empêcher d’en vouloir.
Je craque de moins en moins, je sais que tu ne peux pas faire moins éthique en matière vestimentaire. J’ai résisté aux Reebok Alien en série limitée… Excessivement difficile… Je suis fan de SF, ma maison est remplie de Mad Movies. Ce qui me sauve c’est mon goût pour l’old school, donc je ne suis pas particulièrement l’actualité du marché. Ma dernière folie est raisonnée : j’ai craqué pour des Nike Yeezy – designées par Kayne West – enfin une copie à 5€ dénichée dans un vide-grenier que je vais les porter pour bricoler. Je n’ai aucune classe, je ne travaille pas mon style, je n’y arrive pas. J’ai une identité vestimentaire basée sur le prêt et l’emprunt de vêtements, tandis que je garderai mes chaussures à vie.

 

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Quelle part de l’enfance y-a-t’il dans ton travail ?

Ce qui m’intéresse c’est le rapport de l’adulte à l’enfant qu’il était. Le mien dans mon travail, mais aussi chez les clients qui se retrouvent dans mes pièces. Mon atelier est une extension de ma chambre d’enfant, j’ai gardé la même attitude, sauf que j’écoute France Culture toute la journée.

Il faut créer avec le sérieux d’un enfant qui joue.

Picasso

J’ai un rapport très particulier aux jouets, à leurs emballages. J’habite dans la maison familiale où j’ai grandi, mon grenier est encore rempli de jouets. En ce moment je travaille sur la reproduction en béton du garage Fisher Price, iconique, des années 80, dont l’architecture est dingue. Mon rapport à l’enfance est finalement très primaire et la plupart de mes références le sont à l’imaginaire, à la fiction.
L’une de mes obsessions, c’est notamment le vaisseaux des Jawa de Star Wars : je sais que je vais passer ma vie à essayer de le fabriquer. En métal rouillé, avec des pans inclinés. Mon inconscient est rempli de ce truc.
Je suis extrêmement sérieux dans mon travail, lié à la mélancolie. Ce que je fais, c’est du blues. Du blues plastique. Liée à l’enfance et à la mort. C’est différent de la nostalgie parce qu’il y n’a pas de rupture avec mon passé, justement : j’ai prolongé mon enfance et j’ai gardé ces états de tristesse que tu peux ressentir quand tu joues seul dans ta chambre. Mes objets renferment des pensées, plutôt noires. De l’ordre du vaudou. Mes pilules par exemple sont très liées à la mort de mon père. Un acte cathartique, j’enferme mes idées noires dans le béton, je recrache mes pilules puis elles partent chez d’autres.

 

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La réalité est ce qui refuse de disparaître quand on cesse d’y croire.

 

Philip K. Dick

Tu parlais d’obsessions, quelles sont-elles ?

J’essaie de déconstruire mes obsessions pour revenir à l’essence de l’enfance, de la créativité brute, mais je suis trop perfectionniste. Parfois mes moules sont plus jolis que les pièces qui vont en sortir, je devrais m’arrêter là, montrer, ce résultats mais je ne l’assume pas encore. Parce qu’un objet bien fini me flatte, et le culte de l’ego est très mauvais, si ce n’est en général, dans le processus de création. Il faut s’en débarrasser pour avancer. Parce que l’important est d’être ouvert à l’autre pour communiquer des choses. En revanche, je n’ai pas l’obsession de l’échec. Rater ne me fait pas souffrir. C’est reculer pour mieux sauter. Je souffre quand je ne peux pas fabriquer des choses, mais quand je suis dedans, même si je foire, ma patience est sans limite et je ne m’énerve jamais.
J’ai une sorte de confiance complètement irrationnelle, aveugle dans la vie, je suis incapable de stresser. La seule chose que j’abhorre c’est l’administratif. J’ai une aversion pour ça, phobique, diagnostiquée. Je suis capable de jeter des lettres fermées quand je les vois, par peur des mauvaises nouvelles…

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Quelles sont tes inspirations ?

Je vois de l’étrangeté un peu partout. Je remets tout en question : rien n’est évident, tout peut-être étrange. J’aime l’idée de parler à l’inconscient de tout le monde à travers mes oeuvres, comme on mettrait des mots dessus en analyse.
Les châteaux d’eau, depuis qu’ils sont sortis : tout le monde vient me parler du château d’eau qui était à côté de chez lui quand il était petit. Au quotidien, personne n’en parle. Ils sont dans la campagne, énigmatiques, pas mal de gens ignorent leur utilité, tout le monde s’en fou. À compter du jour où j’ai commencé à en faire ils ont suscité l’interrogation jusqu’au délire : j’ai reçu des séries de photos, des commentaires, des questions. Les gens voulaient savoir si je connaissais tel ou tel autre château, si j’allais le reproduire. Comme si on avait mis la lumière sur quelque chose de beau et d’étrange, présent depuis toujours dans le paysage de chacun, mais jusqu’alors insignifiant. Un élément de béton mystérieux qui pousse là sans qu’on le voit. Parce qu’il faut le regarder pour avoir une réflexion à son sujet, allez plus loin que son image. Moi j’ai grandi au pied du château, sur une butte. Ce bâtiment emblématique, c’est un peu le skyline de la ville… Mon attraction est partie de là. Les bunkers aussi, dans leur étrangeté, sont une source permanente de travail et d’inspiration.

Quel est ton rapport au digital ?

Une contrainte. Dur mais nécessaire. Aurélie, ma compagne, gère beaucoup. Je ne suis absolument pas adapté au smartphone. J’utilise internet pour chercher des infos, SketchUp en autodidacte avec des tutoriels YouTube pour modéliser en 3D, Pinterest comme bibliothèque, c’est assez basique. Je n’ai pas les codes de la communication par les réseaux sociaux, ça ne m’intéresse pas, mais j’adore les rencontres qui en découlent dans le réel.

Quelles sont tes influences historiques, au quotidien ?

La littérature

J’ai lu beaucoup, ce que je ne fais que peu maintenant que je suis père et que je crée à plein temps, mon travail est très physique, le soir je m’écroule. Des classiques, Houellebecq, K Dick, des essais de sociologie, Bourdieu, des livres aléatoires que je commande après avoir entendu une belle critique, sans courant particulier.
Le dernier en date : Louanges de l’ombre, écrit par un japonais, Junichirô Tanizaki en 1930, un livre sur la lumière et l’agencement de l’architecture de la Maison, étrangement très contemporain.

 

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Le cinéma

Un puit d’inspiration sans fin. Pour n’en citer qu’un, avec Kubrick, tu as tout dit. J’ai une grande culture des films chelous, série-B, underground, mes films cultes ne sont pas forcément connus. Ex drummer, une histoire barrée de garage band composé exclusivement de musiciens porteur de handicap dont le batteur ne sait pas jouer de batterie (son handicap, de fait), un film ultra punk, très bien réalisé et absolument pas connu. The greasy strangler, un mec cityguide du disco le jour et serial killer la nuit passionné par la graisse…
Pour le reste je connais mes classiques, j’ai une culture horizontale. Mon frère voulait être réalisateur, fanatique de ciné, en un mois on avait épuisé le vidéoclub de Neauphle. J’ai vu tous les chef-d’oeuvres beaucoup trop tôt : Apocalypse Now à 8 ans, 2001, Shining, à un âge où tu n’y comprends rien.

 

Citation mantra

Vaut mieux en rire que de s’en foutre. Didier Super.
Dans Ma philosophie de vie, c’est un résumé partait. Détester quelque chose, c’est déjà un phare dans la nuit. Il n’y a rien de pire que l’indifférence.

Quelles est ton application fétiche ?

France Culture, bien que ça soit une radio avant d’être une appli. C’est mon monde. Je ne croirais plus du tout en l’Humanité si je n’avais pas France Culture. C’est la seule chose qui me convainc qu’il y a encore de l’intelligence ici. C’est aussi très lié à l’enfance pour moi : petit lorsque tes parents reçoivent, la porte de ta chambre est entre-ouverte et tu écoutes les conversations, tu ne comprends ni n’écoutes tout mais elles te rassurent, baigné dans les voix des adultes. De la même manière j’écoute des podcasts en grandissant. France Culture ce sont des adultes qui en nourrissent d’autres.

One shot interview

Les questions telles qu’elles ont été posées à Jérémie, binaires. Les réponses de Jérémie sont données du tac-au-tac en quelques secondes, et retranscrites en gras dans le texte.

ZINC OU BOIS
PROACTIF OU CONTEMPLATIF
BAHAUS
OU RENAISSANCE
COMÉDIE BOULEVARD OU COMÉDIE FRANÇAISE
JEAN DUJARDIN OU CHARLIE CHAPLIN
LA VUE
OU LE TOUCHER
L’AUBE OU LE CRÉPUSCULE
LE CINÉMA
OU LA LITTÉRATURE
LE DESSIN OU LA PHOTOGRAPHIE
SOLITAIRE
OU ASSOCIÉ
ARTISANAL
OU INDUSTRIEL

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