Comprendre SHEIN pour faire réguler la marque, l’interview de Yann Rivoallan
Rédigé par Juliette Alziary
Le 12 mai 2023
Minutesde lecture
Faut-il interdire SHEIN et l’ultra fast fashion ? Si cette question simple appelle une réponse épineuse, la poser permet de soulever avec elle un mouvement collectif d’indignation qui valide son existence. SHEIN est un bulldozer qui ignore tout obstacle sur son passage : le devoir de vigilance sur ses chaînes de valeurs, les règles concurrentielles, le Vivant et jusqu’à ses consommateur·ice·s la marque matraque sur les réseaux, utilisant massivement leurs données. Depuis la mise en ligne le 4 mai 2023 d’une pétition à son encontre, la parole se libère sur les plateformes sociales et dans les médias. Une voix qui porte est celle de Yann Rivoallan, Président de la Fédération Française du Prêt-à-Porter Féminin, dont l‘une des missions est de faire contraindre et réguler toute marque d’ultra fast fashion sur le territoire français, pour commencer. Nous l’avons interviewé.
Comment expliquer le modèle de SHEIN, un « ovni » dans la mode depuis cinq ans ?
Comment expliquer le modèle de SHEIN, un « ovni » dans la mode depuis cinq ans ?
Pour comprendre SHEIN, il faut comprendre ses origines et les modèles d‘hypercroissance des marques purement digitales. SHEIN est une société qui commercialisait initialement des robes de mariées, créée il y a près de quinze ans par une personne du web qui connaissait les rouages de la production rapide et à la demande, s’appuyant sur la data.
SHEIN n’est pas seulement une marketplace mais une plateforme ayant intégré l’entièreté de la chaîne de valeurs, comme Netflix qui possède des scénaristes, des réalisateur·ice·s, des producteur·icie·s internes et n’achète que les droits des projets.
Le modèle initial était classique : des designers créaient les produits. Puis, la technologie a permis à SHEIN d’évoluer en véritable machine à absorber les données, les analyser, et générer des designs par milliers. Ainsi, chaque jour, jusqu’à 8000 références sont rendues disponibles sur le site marchand. Le production est ensuite adaptée à la demande, à la commande, en un temps record, puis expédiée partout dans le monde. Cela est permis grâce à l’intégration de toute la chaîne de production de l’approvisionnement à la logistique, qui est démentielle. Le modèle seul a la capacité de créer et de générer des produits de façon très agile, spécifique à la demande et flexible, pour s’adapter en permanence à tous les besoins du marché.
Cette observation permanente du web permet la collecte de données via le site, l’application, les réseaux, qui nourrit la machine et renforce l’offre, en quantité et en pertinence. L’organisation lean, très efficace, était déjà présente chez Zara, mais celle de SHEIN est sans commune mesure avec ses concurrents. Zara propose 500 références par semaine, là où une marque de mode conventionnelle française sort 250 modèles par an [ce qui est déjà énorme – NDLR]. Les résultats de SHEIN sont ainsi sans précédent. La croissance est de 100% par an, exponentielle. Elle est passée de 15 à près de 30 milliards entre 2021 et 2022.
Parlez-nous en détails du modèle économique de SHEIN
Le modèle économique de SHEIN a trois piliers : l’agilité, le réseau et la data.
L’agilité : l’entreprise mise sur la production de petites quantités de vêtements, ce qui permet facilement de faire varier les productions et ainsi lancer cette multiplication d’offres démentielles, tout en étant capable d’intensifier la production très rapidement quand c’est nécessaire, en s’appuyant sur un maximum de petits producteurs. Il y a beaucoup de petits producteurs autour de SHEIN, le réseau est puissant.
Le réseau : cette méthode de test permanent permet aussi d’avoir beaucoup moins d’invendus et donc, peu de pertes. Démontré par nombre d’associations ou de documentaires, les conditions de travail semblent déplorables, inhumaines. Le coût de production est très bas, ce qui permet un prix de revient et donc de vente très faible. La société a plusieurs milliers de fournisseurs et des canaux de ventes internationalisés, elle divise ainsi aussi ses risques. L’ensemble de la chaîne de valeurs est extrêmement rentable, avec une capacité à pouvoir gérer l’hypercroissance.
La data : pour SHEIN, TikTok est un véritable escalator qui rend possible “la croisslieance sur la croissance”. TikTok, acteur chinois, se développe, et compte des centaines de milliers d’utilisateur·ice·s, ce qui permet une visibilité extrême. Plus de 50 milliards de “#shein” sont comptabilisés sur la plateforme TikTok, sachant qu’une vidéo peut être vue jusqu’à plusieurs millions de fois… SHEIN cumule à ce jour 50 milliards de vidéos et bénéficie ainsi d’une visibilité démentielle sur des personnes qualifiées. La puissance du ciblage assure un taux de conversion à l’achat très élevé. Lorsque l’on regarde la télévision, la publicité n’est pas ciblée. Les spectateur·ice·s sont passif·ve·s. Sur TikTok, l’algorithme sait que le contenu va intéresser des utilisateur·ice·s actif·ve·s.
Signer la pétition contre SHEIN
Comment une telle rapidité de renouvellement de l’offre est-elle possible ?
La rapidité de renouvellement de l’offre est possible grâce à l’intelligence artificielle. Créer tous les jours une référence n’est pas possible pour un seul·e styliste. Il faudrait en embaucher des dizaines, voire des milliers pour un modèle comme SHEIN. L’intelligence artificielle permet une accélération en analysant la quantité et la qualité des recherches des utilisateur·ice·s : les robots agglomèrent les données de Google – ce qui a été vu, retenu – pour créer des recommandations de tendances, en permanence, avant même que les gens n’achètent les produits. Même logique que l’algorithme TikTok et ses recommandations de vidéos. SHEIN sait quel type de produits me présenter, selon ma morphologie, mes goûts… Mes requêtes lui indiquent de quoi j’ai besoin et ce que je veux qu’ils fabriquent. L’intelligence artificielle est liée directement à la capacité de fabrication, L‘attente et la demande. Entre les deux, il y a des êtres humains qui consomment.
C’est ce qui participe à un retour fréquent sur le site ?
Oui en effet, plus l’offre se renouvelle, plus on pense en avoir besoin [Lire notre article sur l’obsolescence émotionnelle des vêtements]. Le taux élevé de conversion d’une visite sur le site en achat est également liée à la cible : principalement des jeunes filles qui semblent avoir un pouvoir d’achat relativement faible, et qui savent qu’elles vont pouvoir dépenser 50 à 70, 100 euros de produits sans doute inutiles … mais en ayant la sensation de faire une si belle occasion. En réalité, on s’appauvrit s’appauvrit à chaque fois qu’on achète quelque chose.
Pouvez-vous nous parler de la stratégie e-commerce qui fait le succès de TikTok chez les très jeunes, notamment la gamification, l’application, le marketing d’influence ?
Le trafic de SHEIN cumule deux forces démentielles.
Il est peu coûteux, ce sont les influenceur·euse·s qui font sa publicité en grande partie. De ce fait, il y a une rémunération qui se fait quasiment à la performance pour chacun·e : iels reçoivent des produits gratuitement puis sont rémunérés à chaque vente. C’est donc presque une publicité gratuite.
Il est très ROIste [Terme marketing, signifie qui vise à mesurer la rentabilité des actions marketing et ainsi mettre en relation les coûts de campagne publicitaire avec l’activité commerciale générée. Les effets attendus sont immédiats et poursuivent un objectif de transformation (achats, visites de points de ventes, inscriptions, téléchargements, clics etc). NDLR], quand un trafic est généré par ces influenceur·euse·s qui parlent directement à tous les consommateur·ice·s, il transforme.
À cela s’ajoute un site qui maximise tout ce qui peut l‘être : beaucoup FOMO [Fear Of Missing Out – “La peur de manquer” – NDLR], une capacité à s’adresser à tous les segments de la clientèle avec une offre très large, une démarche qui semblerait presque positive, inclusive, faite pour penser « J’ai un corps qui ne peut pas toujours être habillé par d’autres marques, et avec SHEIN, je peux avoir un produit qui justement correspond à ma morphologie ». Rien n’est laissé au hasard.
La marque a récemment perdu 35 milliards de valorisation et est en cours de levée pour poursuivre son activité. Comment interpréter cette perte de valorisation, dans le paysage plus global de la tech ? Cette perte de valorisation est-elle un signe en faveur de la perte de vitesse de la marque ou juste une question de temps avant qu’elle ne parvienne à lever des fonds ?
Il y a en effet un sujet plus global, celui de la baisse actuelle de toutes les valeurs tech. De très belles sociétés comme Farfetch sont passées de 70$ à 5$ de valorisation, un site de vente en ligne dont l’action a perdu plus de 70%. SHEIN n’a pas tant perdu en comparaison au reste du marché. Sa valeur est très attractive.
Pourquoi une levée de fonds ? Toute société qui fait 100% de croissance a nécessairement besoin de fonds, de trésorerie, pour pouvoir gérer cette crise de croissance. Le fait qu’ils lèvent à nouveau justement est une mauvaise nouvelle : s’ils assurent encore 100% de croissance, soit 60 milliards en 2024. 30 milliards supplémentaires signifient deux possibilités : soit que les même consommateur·ice·s décident de consommer, soit de nouveaux consommateur·ice·s seront recruté·e·s. Dans les deux cas, c’est terrible, d’une part car les volumes de textiles requis vont eux aussi doubler – textile de mauvaise qualité dans des volumes démentiels, donc une croissance de pollution proportionnelle – d’autre part car SHEIN récupère les parts de marchés des autres marques. De très nombreux acteurs vont disparaître, notamment ceux qui agissent bien.
Signer la pétition contre SHEIN
Concernant les aspects réglementaires, quelles sont les législations en cours qui pourraient permettre, si ce n’est d’interdire, du moins de ralentir la cadence de l’entreprise ?
Nous étudions plusieurs sujets : d’abord les produits en eux-mêmes, leur qualité, leur toxicité. Les premières analyses sont en cours. Greenpeace a testé certains produits commandés au hasard, près de 15% [référence] ne respectaient pas la législation en vigueur. On pourrait donc durcir les contrôles pour pouvoir stopper en partie l’approvisionnement. Ensuite, la “raison”, c’est-à-dire estimer qu’au-delà d’un certain seuil, ce que peut faire SHEIN n’a pas de sens. 8.000 références par jour, ça n’a pas de sens. On devrait interdire la possibilité de mettre en ligne plus de 1000 nouvelles références par jour, ce qui est déjà colossal. On garderait une liberté de création, contenue par un seuil “raisonnable”.
Et selon vous, l’Affichage Environnemental peut-il aider à contrer ce type d’acteurs sur le marché européen ?
C’est doublement complexe, à commencer par établir un affichage clair. Ce type d’acteur est très agile, il peut s’adapter à tout type de contrainte dont celle de l’information au sujet de la chaîne de valeurs. Ensuite, il me semble nécessaire de s’interroger sur le véritable intérêt des consommateur·ice·s par rapport à cet affichage. Dans l’alimentaire ou la beauté, le lien de cause à effet entre un mauvais produit et notre santé est clair. Concernant l’impact environnemental et social d’un vêtement, si ce n’est pas notre voisin, notre cousin, s’impliquer personnellement demande un effort de conscience supplémentaire lorsqu’on est face à l’information. Je reste pour l’instant sceptique sur l’efficacité de l’affichage environnemental. Dans la mode, la durabilité est plus difficile à analyser que les glucides, les lipides et les protéines. Un certain nombre d’acteur·ice·s qui proposent des critères qui sont intéressants, pour l’instant le système d’évaluation n’est pas optimal.
Pensez-vous qu’informer les consommateur·ice·s de SHEIN suffirait à amoindrir l’influence de géant de l’ultra fast-fashion ? Quelles données permettraient d’affirmer que les consommateur·ice·s cherchent à consommer éthique, en Occident ou en général ?
La dernière en date : 7% des consommateur·ice·s seraient désireux·euses de consommer éthique. Alors comment passe-t-on de 7 à 15, puis de 15 à 25, puis à 75 ? Généralement, 25% de la population est réfractaire à ce type d’information, ne veut pas savoir, ne se sent pas concernée. L’information est cruciale pour permettre aux gens de comprendre aussi en quoi nos gestes ont un impact.
Ensuite, la part réglementaire est indispensable. Il faut mettre en place des soins qui contraignent et restreignent ces marques, dont les pratiques paraissent anticoncurrentielles.
Et aujourd’hui, en France, de quels leviers (lobbying, engagement citoyen, pétition, autre) est-ce qu’on dispose pour lutter contre SHEIN ? Où et comment s’engager ?
Dans un premier temps, il nous (les marques, les médias, les associations…) faut réussir à faire intégrer aux consommateur·ice·s la notion de durabilité émotionnelle, le plaisir de garder longtemps le vêtement avec vous, le plaisir en fin de compte de s’offrir le luxe d’avoir un vêtement qui durera dans le temps, vieillir avec vous, nous ressemble, avant d’être de pouvoir transmettre et/ou revendre, avec la fierté de dire « Je suis sobre, fier·e et heureux·se d’avoir des vêtements qui ont tant d’années », de transmettre des valeurs.
Côté réglementation, le premier levier concerne les analyses de dangerosité des produits. Ensuite vient la volonté écologique, plus celle de la préservation des emplois, et tout particulièrement dans des villes moyennes. La crise de la mode impacte directement toutes ces villes et leurs rues commerçantes : Camaïeu, Kookaï ferme, San Marina ferment… Or personne n’a envie d’avoir des villes sans commerce. Le gouvernement doit être en capacité d’écoute.
Au-delà d’un enjeu commercial pour la Chine, pensez-vous qu’il existe une dimension géopolitique à l’expansion de SHEIN, et en particulier envers les États-Unis, sachant que l’année dernière les importations de la marque ont, en volume de chiffre d’affaire, dépassé les marques historiques Gap et Walmart ?
Les importations sont responsables d’une dégradation de la balance commerciale et d’un délitement de l’écosystème créatif dans tous les pays. Évidemment, les marques de luxe ne sont pas touchées par ce type d’achats. Mais quand on est une marque moyenne gamme fortement concurrencée par ce type d’acteurs qui fait croire aux consommateur·ice·s qu’on peut acheter un t-shirt au prix d’un croissant, on devient nécessairement défiant·e par rapport à un vrai prix. C’est ainsi qu’on tue mes marques, les équipes créatives, les équipes de terrain et que les boutiques ferment. D’où cette importance pour les gouvernements de pouvoir gérer ce type de problèmes.
Dans une interview donnée au journal Le Monde, Pascal Morand, Président de la FMHC [Fédération de la Mode et de la Haute Couture – NDLR] a évoqué « l’insolente volumétrie » comme cause principale de pollution générée par l’industrie de la mode, soulignant la nécessité de « s’attaquer à l’accroissement continu des volumes ». Êtes-vous d’accord avec ces propos ? Et entrons-nous selon vous dans une économie de la post-croissance/de services, dans laquelle on génère des capitaux financiers en se décorrélant d’un modèle de production linéaire extractiviste ?
J’aimerais compléter les propos de Pascal Morand. Il faut commencer par faire la lumière sur une industrie de la mode qui est raisonnable, qui essaie de grandir, toutes les sociétés françaises qui se développent (Ami, Jacquemus, Ba&sh). Toutes ces sociétés essaient d’être internationales, elles ont besoin pour cela d’accroître leurs volumes.
Pascal Morand a raison sur les volumes qui s’accroissent sur des produits qui ne sont pas durables et qui sont fabriqués dans des conditions innommables. Donc là ces volumes sont dangereux : avec l’ultra fast-fashion se développe une pollution manifeste, aux étapes de production comme de fin de vie de produits considérés jetables.
Il y a un nouveau modèle à trouver, en plus de la volonté d’arrêter l’ultra fast-fashion. Je crois clairement à cette économie de la post-croissance, car le monde d’ultra abondance dans lequel on vit semble s’essouffler. On entre dans une économie plus circulaire, plus sobre, la recherche personnelle d’une plus grande sérénité, un meilleur équilibre environnemental. Pour la planète, nous n’avons pas le choix. Il faut entrer dans une démarche personnelle de réduction, et d’un accompagnement étatique à “devoir” le faire et de l’autre côté, et bien une nécessité à devoir le faire. L’un ne peut aller qu’avec l’autre, aucun gouvernement ne pourra imposer quoi que ce soit sans que les citoyen·ne·s s’emparent de ces règles dans leur habitudes de consommation.
Au regard du timing, la question reste entière. Pour installer un réel changement, il faut une génération… Et nous n’avons pas vingt ans ! Comment faire ? Je n’ai pas la réponse pour l’instant. À part informer tout le monde, massivement et d’insuffler l’envie d’aller vers un changement plus global. La bande dessinée de Jean-Marc Jancovici s’est vendue à plus d’un demi-million d’exemplaires, cela signifie qu’un un demi-million de personnes ont voulu comprendre la corrélation entre les énergies fossiles et la croissance, comment notre économie a mené à une destruction de la planète, le nouveau paradigme de l’énergie. La question désormais est : comment est-ce qu’on arrive à créer un nouveau système ?
Dernière question : quels sont selon vous les outils efficaces pour sensibiliser le public, et notamment les très jeunes ?
Les documentaires ! Les documentaires qui ont pu passer par exemple sur Netflix, qui dénoncent justement tous ces problèmes… Ils sont vus par des millions de personnes, qui sont remarquablement bien faits, et qui permettent des effets pivots, d’accélérer le processus… Vers plus de 25% des gens intéressés par le changement.
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