#deinfluencing / désinfluence sur TikTok, le signe faible à grand impact
Rédigé par Victoire Satto
Le 24 févr. 2023
Minutesde lecture
Le marché du marketing d’influence est devenu l’un des plus actifs avec une croissance estimée à +56% par an. Il devrait atteindre 22 milliards en 2024. Il est cependant confronté à des crises de confiance multiples : d’abord les marques qui remettent en cause la véracité des data, ensuite les communautés lasses des présentations produits à gogo et des fausses allégations (qu’elles soient qualitatives ou environnementales), et désormais des créateur·ice·s de contenus eux/elles-mêmes.
Déluge de cadeaux inutiles, pression de la rentabilité des opérations, conscience climatique accrue… Toutes les raisons sont valables pour exprimer un ras-le-bol envers la culture consumériste. Après des années passées à vous dire quoi acheter, les créateur·ice·s de contenu sur #TikTok ont décidé de renverser le scénario : nous « désinfluencer ». Les micro trends éphémères sont les premières ciblées, en particulier dans la beauté qui se prête aux achats compulsifs. A date, le hashtag #deinfluencing compte 21,4 millions de vues.
En parallèle d’une réelle perte de vitesse des marques de fast fashion et d’un intérêt croissant pour les marques durables, en particulier chez la génération TikTok, dans quelle mesure peut-on en tirer des conclusions hâtives positives ? La désinfluence est-elle une autre tendance voire une nouvelle occasion de pratiquer du greenwashing, ou la mise en marche vers un ralentissement pérenne de la croissance ?

Un rejet massif de l’hyperconsommation et de l’inauthenticité ?
Qu’est-ce que la désinfluence ?
Le de-influencing ou la désinfluence est une nouvelle tendance sur les réseaux sociaux digitaux, née sur TikTok, consistant à dissuader son audience de consommer un produit. Si les motifs sont variés – il n’est pas utile, pas efficace voire mensonger – la conclusion est la même : l’obtenir ne rendra pas notre vie meilleure. A l’heure du live-shopping et des drops intempestifs, où la moindre miette d’attention digitale est rare, chère et doit être rentabilisée pour une marque donc convertir un achat, l’idée que certains objets sont superflus et indignes de notre argent est pour le moins clivante.
La tendance serait née en réponse à une arnaque de la créatrice de contenus Mikayla Nogueira, star américaine des médias sociaux et maquilleuse réputée pour ses tutoriels innovants sur TikTok et Instagram, récemment condamnée par “le tribunal des réseaux” pour avoir publié un TikTok faisant la promotion d’un mascara allongeant télescopique L’Oréal à 14,99 $, tandis qu’elle portait apparemment des faux cils. 54,1 millions de vues plus tard, le hashtag #deinfluencing apparaît et comptabilise aujourd’hui plus de 225 millions de mentions sur la plateforme (à l’heure où nous écrivons ces lignes).
Le ras-le-bol des influenceurs pressurisés
Les marques de beauté ont essuyé plusieurs tollés, depuis l’annonce du refus de Marie @EnjoyPhoenix de recevoir des produits à tester et de collaborer avec des partenaires non engagées, jusqu’au départ plus récemment des influenceuses américaines @SelflessbyHyram et @ItemBeauty by Addison Rae ayant quitté Sephora.
Si l’écologie n’est pas au cœur des préoccupations de tous les créateur·ice·s de contenus, la pression de résultats commerciaux est unanimenet dénoncée comme un destructeur de créativité. Il semble en effet complexe d’être chaque semaine dithyrambique sur un nouveau produit tandis que le fond de commerce est supposé être l’authenticité.
Les “talents” essuient également régulièrement des backlashes de la part de consommateur·ice·s dupé·e·s par les bienfaits prétendus des produits achetés. Entre autres exemples – désastreux pour l’Environnement – les cristaux cosmétiques, dont le caractère apparemment indispensable a été aussi intense qu’évanescent de 2020 à 2021.
Un manque de crédibilité et de visibilité chez les marques
Si les engagements de marques de mode sont opaques, la beauté sème aussi le trouble avec des allégations vagues. “99% d’origine naturelle”, “organique” “végétal”, nombreux sont les termes qui induisent les consommateur·ice·s en erreur concernant la qualité ou la sécurité des ingrédients employés. Les labels sont difficiles à traquer en ligne. Par ailleurs, entre le respect de l’Animal, de l’Environnement et des Humain·e·s sur les chaînes de travail, il n’existe pas de label exhaustif parfait qui soit prêt à l’emploi. Le mouvement de #désinfluence relèverait, pour certains analystes, également de cette demande accrue de transparence [Glossy].
La multiplication des scams
Arnaques, drop shippings et faux bons plans sont légion sur les réseaux d’influence. L’ARPP a travaillé à une Certification Influence Responsable depuis 2021, mais très peu de créateur·ice·s sont formé·e·s et la vérification des paroles et des actes n’est ni exhaustive ni ne conduit à une condamnation en cas de manquement.
Nombre de petits influenceurs passent sous le radar des agences qui sont supposées être les garde-fous des éléments de langage auprès de marques, qui ignorent elles-mêmes les lois sur les allégations douteuses et, notamment, le greenwashing, en vigueur dans les cadres de la loi AGEC et du Green Deal Européen. Ainsi, es faux-pas rendus publics renforcent la suspicion des consommateur·ice·s et aujourd’hui celle de “désinfluenceur·euse·s” qui semblent, en cela, refuser de poursuivre leur mission publicitaire.

Peut-on se réjouir de ce mouvement ?
La désinfluence dans le sillage d’une croissance en berne
La tendance est également apparue avec la nouvelle année et l’inflation galopante. Les vidéos se multiplient pour se mettre au défi de ne rien acheter, trier son dressing, se débarrasser du superflu, mieux gérer son budget, mais également au sujet des choses que l’on regrette d’avoir acheté ou complètement inutiles, comme les 17 blushs et 25 mascaras dont parle la Tiktokeuse @eliseeatsplants dans une vidéo.
Le constat d’un ralentissement de la croissance en volume de Chiffre d’Affaire des marques est également fait par l’Observatoire Académique de l’Institut Français de la Mode dans son bilan 2022, bien que les pure players / la distribution en ligne soient les plus épargnés par la baisse de cadence.
Source : Observatoire Académique de l’IFM – Bilan 2022 et perspectives 2023 pour le marché de la mode en France – Gildas Minvielle
Tout le monde peut désinfluencer
Si TikTok est le temple des hauls Shein, d’autres monstres de l’ultra fast fashion et de la beauté bas de gamme, l’algorithme a cela pour lui de mettre en avant facilement des comptes d’inconnu·e·s peu suivi·e·s dont une vidéo devient virale. Passer de quelques centaines à des millions de vues avec eu d’abonné·e·s n’est pas rare. Ainsi, la viralité d’une vidéo #Deinfluencing est possible à toute échelle de compte et d’autant plus appréciable qu’elle émane de petits comptes n’ayant pas de contraintes de sponsoring.
Les “non recommandations” de produits, les messages explicitant leur absence de valeur ajoutée pour notre bonheur sont directs et efficaces : l’honnêteté fait du bien et l’on retrouve ce qui devrait, selon nous, faire l’essence de la plateforme, diffuser du contenu divertissant qui permet de penser autrement (voire de réfléchir, idéalement !).
Une opportunité pour les marques de prendre la parole honnêtement
La « désinfluence » pourrait malgré tout être à l’avantage des marques les plus honnêtes qui, en contexte de crise de confiance, peuvent miser sur la transparence de leurs chaînes de valeurs et leurs engagements par exemple pour une production en quantités raisonnées, ayant recours à l’influence de manière ponctuelle et intelligente pour informer véritablement les client·e·s au sujet de leurs produits.
En étant attentives aux commentaires et aux retours, en préparant des éléments de réponses concrets et des pistes d’amélioration pour le prochain produit, les marques “condamnées” mais à l’écoute des critiques constructives ont ici une occasion de (re)gagner la confiance de leur clientèle et de la fidéliser.
La décrédibilisation progressive des marques néfastes
71% de la population estime que les allégations environnementales des marques n’ont pas été vérifiées ou contrôlées par un expert indépendant. [Sensu Insight, octobre 2022] et 15 % des GenZ considèrent que le manque d’information sur la durabilité des produits est un frein au changement de leurs habitudes de consommation [WeForum]. Les gens sont avertis du fait que les marques paient pour les avis des influenceurs, très peu de contenus sont recommandés gratuitement mais tous ne font pas l’objet de mentions partenaires.
De fait, les auditeur·ice·s attendent des retours véridiques. Par ailleurs, les média comme le nôtre, les ONG comme Fashion Revolution, les applications consommateur·ice·s comme Clean Beauty ou Clear Fashion rendent les client·e·s averti·e·s et cela devrait se renforcer avec la mise en place progressive de l’Affichage Environnemental. La désinfluence va en ce sens, dès lors que l’on s’autorise – certes en n’étant pas payé·e – à ne pas recommander un produit. On peut espérer que ce phénomène soit une première pierre à l’édifice d’une critique constructive et un shaming des marques sans Raison d’Être valable en contexte de crise climatique.
Pour aiguiser son esprit critique, quelques questions simples à se poser avant une campagne (en tant que marque) ou devant une campagne (en tant que citoyen·ne) :
– Le produit proposé a-t-il une vraie valeur ajoutée ?
– Répond-il réellement à la problématique d’une communauté, qualitative plus que quantitative ?
– Le message est-il cohérent avec la ligne éditoriale du·de la créateur·ice ?
– La réputation du·de la créateur·ice de contenu est elle passive (issue de la téléréalité, “Les Influvoleurs” [Usbek&Rica]) ou construite à force de partages sincères ?
– L’influence est-elle justifiée ici, simplement parce que c’est stratégiquement recommandé ou y’a t’il une vraie intention / réflexion commerciale ?
– Le·la créateur·ice de contenus est-il·elle libre d’exprimer un avis sur le produit ou lui a-t-on imposé un texte ?

Y’a t’il des raisons de se méfier de ce hashtag ?
La désinfluence reste une quête d’audience
Des nanos aux méga, qu’ils aient 100 ou 100 000 abonné·e·s, tout le monde sur TikTok semble essayer de nous vendre quelque chose.
At its core, deinfluencing is still influencing; both are about building trust with your audience.
Vanessa Flaherty pour The BOF
Après les #antihauls, le #deinfluencing. On salue le grand effort de passer un message anti-consumériste, mais la quête du like, du clic, de la visibilité, reste entière. Ce qui shame, dénonce ou clash génère du clic. La notoriété et l’engagement sont le graal pour des gens dont le business est de recommander de produits, ce qui arrivera peu de temps après la tendance de la désinfluence passée. On peut néanmoins espérer un parti pris plus tranché sur les prochaines opérations commerciales, par honnêteté intellectuelle ou simple peur d’un (légitime) retour de bâton de la part d’une audience sujette au yoyo dans les messages diffusés.
Est-il possible de mépriser ce dont on profite ?
Recommander / Ne pas recommander : le mécanisme reste le même, fondé sur le mythe capitaliste corrélant bonheur et possessions matérielles. Il semble difficile pour un·e créateur·ice de contenu de faire machine arrière sur le business.
@Coline explique dans une vidéo que la désinfluence est un leurre qui consisterait à ne pas tenir compte du libre-arbitre de l’audience et à son esprit critique face à une recommandation de produit. Dans un monde idéal où les consommateur·ice·s seraient conscient·e·s de leurs achats après avoir obtenu et compris une information libre et éclairée, à même de ne pas subir la pression des publicités de tous bords – dont l’influence fait partie -, ce serait le cas. Malheureusement, si le métier d’influenceur fonctionne, c’est que les arguments commerciaux vantant les mérites des produits, y compris par leurs comptes, sont plus puissants que notre capacité à raisonner nos achats.
Le rôle d’éducation nous semble être partagé par toutes et tous : les marques et leur transparence, les dispositifs marketing et leur sincérité (au sens littéral, la publicité “rend publique la vérité…”) et les citoyen·ne·s et leurs devoir de s’informer, de passer moins de temps sur TikTok, de moins appuyer sur le shop button…
Côté influenceur·euse·s, la nécessité de changer au moins partiellement de modèle économique, en recommandant par exemple des expériences plus que des objets, est une piste à creuser dans une économie linéaire en berne, où nous devons faire la part belle aux services et à la réduction globale des biens dans nos vie. Il peut être opportun, en fin de vidéo, de rappeler aux gens que l’achat n’est pas nécessaire s’il ne correspond pas à leurs besoins.
Enfin, (à toutes fins très utiles !) TikTok est également la plateforme idéale pour faire de l’éducation sur les sujets environnementaux.
#Désinfluence, dernier outil pour le greenwashing ?
Restons vigilant·e·s, l’effet rebond est partout. Dé-recommander un produit non clean peut permettre, à plus forte conversion, de sur-recommander un produit davantage écologique par la suite. Cependant, le plus écologique est celui qui n’est ni neuf ni superflu.
Ce hashtag pourrait bien être récupéré secondairement par les marques appuyant sur la crédibilité du·de la créateur·ice pour booster les ventes quelques semaines plus tard (celles suffisantes au développement de la version verte du produit précédent…).
Arriverons-nous à la grande ère de la sobriété heureuse grâce à TikTok ? Probablement que non. Probablement même qu’elle se fera récupérer pour nous vendre d’autres trucs et bidules. Mais en attendant, chaque injonction à ne pas faire chauffer inutilement sa CB pour des robes en polyester à 4 euros qui menacent de prendre feu à chaque interaction avec un fumeur est déjà une petite victoire.

Newsletter Tech Trash
Références
– Beauty Independant
– Fortune
– Time
– Glossy
– Influence4you
– TechTrash – La newsletter
– The BOF
– Usbek&Rica
Ça peut aussi vous intéresser
Espace commentaire
(0)