« Neutralité carbone » compenser ses émissions n’est pas suffisant
“Moins pire” ne signifie pas “Bien”.
Les expressions Neutre en carbone/Net-zéro/Carbone Positive sont employées de plus en plus fréquemment par les marques, notamment dans les campagnes de communication. Bien qu’elles n’aient pas strictement la même définition, elles semblent interchangeables, non comprises du grand public et malheureusement jamais appuyées par des preuves concrètes. Ces termes vagues rarement démontrés reposent sur des fausses croyances en matière de balance émission/captation qui font le lit de solutions partielles qui confortent la poursuite d’un modèle “as usual”. Quelle est la définition officielle ? Comment une entreprise peut-elle, presque du jour au lendemain, prétendre être neutre en carbone sans changer fondamentalement sa stratégie ou ses pratiques ? Voici quelques clés pour comprendre.
Neutre en carbone/Net-zéro/Carbone Positive : de quoi parle-t-on ?
Une définition scientifique pour plusieurs termes marketing
La science définit la neutralité carbone planétaire comme un équilibre entre les émissions de CO2 issues de l’activité humaine et les absorptions de CO2 issues de l’activité humaine, c’est-à-dire retirer chaque année autant de CO2 que l’on en émet. C’est la seule manière d’arrêter l’accumulation de CO2 dans l’atmosphère et de stabiliser ultérieurement les températures, pour respecter l’objectif de 1,5°C établi dans le cadre de l’accord de Paris (bien qu’il semble déjà obsolète) avant 2050.
Pour atteindre cette neutralité, le vrai “net zéro”, il faut d’une part (et avant tout) réduire les émissions de CO2 d’origine fossile et issues de la déforestation [2], d’autre part augmenter la captation. Et ça ne se fait ni du jour au lendemain, ni en pente douce, nous allons voir pourquoi.
L’atteinte de la neutralité carbone mondiale devra forcément aller de pair avec de profondes et radicales transformations sociotechniques. La neutralité carbone est un concept de rupture.
Carbone 4
Comment on capte le carbone ?
Il existe plusieurs manières naturelles et artificielles de capter le carbone. On appelle ça des “puits”. Ils ont tous leurs avantages et leurs limites. Parmi les puits naturels, on compte :
1. Les forêts et la reforestation : la carte à jouer d’un grand nombre de marques qui plantent des arbres en versant un pourcentage annuel de leurs bénéfices à des associations ou des entreprises d’agroforesterie, ou plantent un arbre dans des forêts privées qui leur appartiennent. Un bon début, certes, qui présente tout de même plusieurs bémols : tout d’abord, la compensation par un arbre n’est pas mathématiquement équivalente aux émissions d’un produit dont on mesure le bilan carbone complet (scopes 1, 2, 3, cf cet article et plus bas).
Deuxièmement, les forêts doivent être entretenues, car les arbres qu’on laisse mourir naturellement relarguent le carbone piégé au cours de leur vie (et oui, il vaut mieux les couper pour les transformer en mobilier. Ensuite, avec le réchauffement climatique, les arbres sont de moins en moins vaillants, adaptés à leur milieu naturel et aptes à capter du carbone… C’est un vrai cercle vicieux. Enfin, on rase actuellement la forêt (à des fins alimentaires, de production de viande et donc de cuir plus vite qu’elle ne pousse, et les arbres adultes ont des capacités de captation intéressantes… Bon. Une autre option ?
2. Des techniques agricoles comme l’enrichissement des sols via des méthodes régénératives : il s’agit là d’un des modèles les plus vertueux et efficaces, comme en fait état l’ingénieure agronome Pauline Laurent dans notre épisode d’ON(WARD) FASHION sur le lin français, avec la marque Splice. Cependant, d’une part les sols sont très endommagés par la quantité de pesticides et d’engrais qu’ils ont reçu ces 80 dernières années, d’autre par la biodiversité qui fait leur richesse et leur aptitude à réellement capter le CO2 est également épuisée par les monocultures. Aussi, plus difficile encore que dans le bio, la conversion est longue et fastidieuse. Par ailleurs, le rendement des cultures est – dans un premier temps au moins – moindre. Il faut donc passer par la case “rupture” avec nos habitudes de production.
3. Les solutions technologiques : elles existent et pourraient certes faire de petites merveilles… Si elles étaient déployables à grande échelle et si leur production ne requérait pas elle-même de gros moyens énergétiques et des extractions de matières premières rares, comme des métaux précieux etc… Par exemple : on sait aujourd’hui transformer du monoxyde de carbone en EVA (un caoutchouc). Autre souci : cette solution peut laisser penser à tout un chacun qu’un remplacement des méthodes conventionnelles de production est possible, sans frais (puisqu’on aspire le carbone qu’on produit), s’ensuit un effet rebond qui nous autoriserait ainsi à produire et consommer toujours plus (c’est le « techno-solutionisme »).
L’expression « neutre en carbone » peut donc désigner des pratiques très diverses, qualitatives et quantitatives, laissées à l’appréciation seule des entreprises et à la crédulité ou circonspection des citoyen·ne·s, dans un but toujours unique : consommer et ne rien changer.
“L’idée même de « compensation » est basée sur des principes physiquement discutables (postulat d’équivalence entre une réduction à la source et un achat de crédit carbone, entre une émission immédiate et certaine et un évitement/absorption présumé et – dans certains cas – futur, etc.) et induit un biais psychologique du côté des acheteurs de crédits (croyance en la possibilité d’une « annulation » du problème climatique à peu de frais, etc.).”

Graph South Pole – Le grand écart entre nos émissions et les capacités de captation de CO2 au rythme auquel nous l’émettons et jusqu’en 2050
Pourquoi la compensation carbone seule face au dérèglement climatique est un leurre ?
La compensation carbone est fondée sur un certain nombre de mythes. Les méthodes semblent souvent ambitieuses et peuvent donner l’impression dangereuse que le monde est prêt à enrayer le dérèglement climatique. Les objectifs de zéro net reposent généralement sur l’hypothèse que les émissions (principalement liées aux énergies fossiles) peuvent être compensées par la captation naturelle ou technologique, du dioxyde de carbone de l’atmosphère. Ces leurres nous détournent de la priorité de RÉDUIRE avant de capter pour compenser. Ainsi les collaborateur·ice·s au sein des entreprises sont rassuré·e·s par la possibilité d’absorber ce qu’elles émettent, et ne cherchent pas ni ne mettent en place activement des solutions pour un réel changement.
On ne peut pas compenser sans mesurer efficacement dans le temps
Le périmètre des émissions ne tient pas toujours compte de plus importantes liées à l’activité de l’entreprise, étalées dans un temps qui n’est pas celui d’une année comme celle à laquelle peuvent par exemple se référer les bilans financiers. « L’atteinte possible chaque année d’un « zéro émissions nettes » rend invisible l’évolution des émissions réelles de gaz à effet de serre dans le temps, ce qui n’incite pas l’organisation à mettre en œuvre des actions effectives de réduction à la source. » (carbone 4)
La compensation doit être mesurée et tenir compte des chaînes de valeur dans leur ensemble, autrement dit, ne pas “exporter la pollution”
De la matière première (plant de coton ou baril de pétrole) à votre dressing, une multitude d’étapes s’enchaîne. La plupart des marques de mode actuellement sont uniquement créatrices et distributrices, mais rares sont celles qui fabriquent leurs vêtements. A de rares exceptions près, aucune ne connaît de A à Z l’ensemble des acteurs, des lieux et des méthodes impliqués dans la fabrication des collections. Pourtant, ces informations sont la condition obligatoire pour réaliser un bilan de ses émissions carbone et mettre en place une amélioration continue, mesurable et concrète.
Les étapes de fabrication hors matière première (filature, tricotage-tissage, teinture-ennoblissement, confection) représentent 76% des émissions carbone du secteur textile [WRI]. La production d’électricité et de chaleur via les centrales à charbon, gaz et pétrole est la première cause d’émissions de gaz à effet de serre (G.E.S) dans le monde, particulièrement dans les pays asiatiques où se situe la majeure partie des activités de production textile et de confection, majoritairement pour la fast fashion.
Le problème : tous les bilans carbone ne tiennent pas compte du mix énergétique, et donc la compensation est rarement réalisée selon un calcul mathématique exhaustif et correct. Par exemple, la marque Etam assure compenser les émissions du scope 1, c’est à dire de l’électricité et éclairage des boutiques ou de l’essence dépensée par son pool de responsables commerciaux… Tandis que plus de la moitié de l’impact des vêtements est lié à la production (de matières premières etc jusqu’à l’assemblage).
On peut compenser à petite échelle, pas à celle d’une planète
Depuis l’ère industrielle, après 1850, les émissions issues des activités humaines n’ont jamais été aussi massives et exponentielles.
Relation entre évolution du PIB et énergies
Quand bien même la part d’énergies renouvelables augmente chaque année, notre productivité matérielle et notre dépendance aux énergies – toutes origines confondues – croissent également. Dans les pays dits développés ou en fort développement, les émissions sont ainsi largement supérieures aux capacités qu’a la terre de les absorber. Les méthodes de compensation ne sont pas applicables à l’échelle de toute l’humanité, si celle-ci tend à imiter le mode de vie des pays les plus riches.
Par ailleurs, la compensation est inéquitable entre les pays qui n’ont pas les mêmes développements économiques. D’une part, parce que la réduction des émissions d’un pays peut passer par l’exportation de ses activités et donc de sa pollution dans un autre, sous-traitant (on revient à l’importance de bilan carbone 3 scopes ou complet), d’autre part, parce que le coût des compensation, des méthodes de captation et des transformations structurelles pour réduire nos émissions est conséquent (par exemple, convertir son parc énergétique vers du renouvelable).
Il est impératif de produire et consommer moins de tout
Compenser sans réduire serait plus confortable pour nos habitudes, si cela fonctionnait : on conduirait toutes et tous des voitures électriques, on porterait des vêtements écologiques qu’on recyclerait, on planterait autant d’arbres que de kilomètres parcourus en avion pour nos weekends… : on ne changerait rien ou presque. Seulement, malheureusement, notre survie dépend non seulement du fait d’éliminer une grande quantité de CO2 qui se trouve déjà dans l’atmosphère, mais avant tout de la réduction de celles que l’on produit.
Concernant les vêtements, seconde vie, réparation, location, upcycling : toutes les options favorisant la circularité sont à développer à grande échelle et doivent s’intégrer concrètement et durablement dans les modèles économiques des marques, ce qui permet de créer de la valeur économique sans produire ni exploiter les ressources naturelles (rappelons-le, le recyclage n’est pas encore la panacée).

La loi et les encadrements changent
La loi Climat et résilience
Une disposition prévue dans l’article 12 de la loi Climat et résilience dont le décret d’application a été publié jeudi 14 avril au Journal officiel est entré en vigueur le 1er janvier 2023. Elle vise à encadrer les allégations de neutralité carbone sur l’ensemble des supports publicitaires (médias web et audiovisuels, affichage, étiquetage des produits, etc), de façon stricte.
Les marques sont désormais tenues de rendre public un bilan détaillé des émissions de gaz à effet de serre d’un produit ou d’un service sur l’ensemble de son cycle de vie, via un bilan carbone précis, la stratégie de réduction et la compensation envisagée si nécessaire. Ces informations doivent être publiées en ligne et accessibles grâce à un lien ou un QR code, disponible sur l’emballage ou la publicité concernée.
En cas de fausse allégations, une lourde amende est prévue et renouvelable. L’intérêt est ici de dissuader la plupart des annonceurs face aux nombreux éléments à fournir, de générer la comparaison entre les performances environnementales des différentes marques par les citoyens, les ONG, les sites consommateur·ice·s, et créer un effet de compétition positif entre les entreprises.
Les normes sur lesquelles travaillent des organismes tiers audit et conseil en RSE
Par ailleurs, Carbon Trust, NQA et ControlUnion certifient les engagements des organisations selon les exigences de la norme anglaise PAS 2060, dont la dernière mise à jour date de 2014, est la seule référence indépendante internationale en matière de définition et de certification de la “neutralité carbone ».
Pour encadrer davantage l’évaluation des engagements et stratégies de neutralité carbone, il existe également les référentiels de la norme ISO 14068, la nouvelle UN Framework Convention on Climate Change ou encore la mise à jour des Science Based Targets.
La plateforme Zero Tracker permet d’évaluer les déclaration, les actions et la stratégie des pays du monde quant ) la réduction et à la compensation de leurs émissions carbone.
Références
https://ec.europa.eu/commission/presscorner/detail/en/ip_22_7156
https://ec.europa.eu/commission/presscorner/detail/en/qanda_22_7159
https://ec.europa.eu/commission/presscorner/api/files/document/print/en/ip_22_7156/IP_22_7156_EN.pdf (Téléchargement)
https://www.carbone4.com/publication-referentiel-nzi
https://www.climatechangenews.com/2020/12/11/10-myths-net-zero-targets-carbon-offsetting-busted/
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