« Le livre noir de la mode », un ouvrage choc sur les dessous de l’industrie par Audrey Millet
Rédigé par Renaud Petit
Le 19 mars 2021
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Historienne spécialisée dans l’économie et le vêtement, ancienne styliste dans une grande maison parisienne, Audrey Millet connaît l’industrie de la mode sous toutes les coutures. Dans son dernier ouvrage “Le livre noir de la mode – Création, production, manipulation” paru le 18 mars 2021 aux éditions Les Pérégrines, elle révèle les dessous de l’industrie et les horreurs qui s’y déroulent, aussi bien pour l’humain et pour l’environnement. Un livre choc, bourré de révélations, à lire absolument pour bien comprendre ce que cache la mode. Rencontre avec cette autrice engagée qui ose faire le procès d’une mode qui empoisonne les esprits et les corps de celles et ceux qui la créent, mais aussi de celles et ceux qui la portent.
Pourquoi as-tu ressenti le besoin d’écrire ce livre à charge contre la mode ?
J’ai écrit ce bouquin parce que je suis une grande amoureuse de la mode. J’aime la création et les créateurs et j’aime les gens. Lorsque je me suis rendu compte que ces fringues que j’aimais tant pouvaient tuer des populations entières, qu’une chose aussi simple que la teinture d’un vêtement pouvait nous rendre malades sans même que nous le sachions, alors que les données sont accessibles, j’ai voulu l’expliquer. Mon approche est globale dans ce livre. Je n’ai pas voulu me limiter à évoquer des problèmes seulement économiques, environnementaux ou sociaux. Au contraire, j’ai tenu à ce que mon propos englobe toute la mode, y compris les étapes de création puisque c’est là que se joue tout l’attrait de la mode. Les vêtements nous apportent concrètement du bonheur, sauf que ce bonheur nous rend tous et toutes malades, et je ne suis pas d’accord.
Qu’est ce qui différencie fast-fashion et luxe aujourd’hui ?
On ne sait plus. Les frontières sont devenues complètement floues et il y a trop d’étages dans la mode.
Fast Fashion, ultra fashion, masstige, luxe… On invente sans cesse de nouveaux mots pour catégoriser les produits, mais on ne s’y retrouve plus et on peine à définir chaque notion. Qu’est-ce qui fait le luxe aujourd’hui ? Est-ce qu’un sac à main en plastique est un produit de luxe si tant est qu’il est monogrammé ?
Je crois qu’historiquement, le luxe n’existe pas. Il est défini différemment par chaque individu·e en fonction de sa position sociale et économique. Pour certaines personnes, un sac Lancel de seconde main sera un produit de luxe. Pour d’autres, il faudra qu’il soit neuf. Pour d’autres encore, il faudra un Hermès. Dans les faits, la qualité n’est plus au centre du luxe depuis le XIXe siècle et le boom de l’industrialisation en Angleterre. Dans le fond, un produit de luxe se caractérise par son aura qu’il tire de son prix et de sa rareté.
Il n’est pas non plus caractérisé par sa beauté ou son élégance. On le constate avec des tendances récentes : c’est même chic d’avoir l’air prolo ! Le luxe cherche plutôt l’originalité.

Tu clashes d’ailleurs les maisons de luxe qui vont même jusqu’à déléguer le design de leurs propres produits
Je parle aussi de ça pour souligner l’importance de la vraie création. J’ai envie qu’on respecte les créateurs, nos artistes. Dans le fond, si des choses comme celles-ci se passent, c’est parce qu’on leur demande de sortir de nouveaux designs tous les lundis. Cette demande paraît absurde si on la transpose à d’autres métiers créatifs. Par exemple, on comprend très bien qu’il est impossible d’écrire un livre par semaine. Pourquoi, eux, devraient être en mesure de produire de nouveaux designs à ce rythme-là ?
Qui peut-on tenir pour responsable de cette situation et d’hyper-consommation problématique que tu décris ?
Le premier fautif est le système néo-libéral, le capitalisme. À la base du capitalisme, il y a l’idée d’utiliser des ressources pour les transformer. À partir de là, tout justifie le fait de détruire la planète et les gens qui l’habitent. Ensuite, les autres fautifs, ce sont les actionnaires des grandes boîtes du secteur. Ils obligent les marques à augmenter leur chiffre d’affaires à chaque trimestre, quoi qu’il en coûte. Enfin, il faut réaliser que nous avons tous et toutes une part de responsabilité là-dedans. Il est impératif que nous fassions l’effort de re-régler nos cerveaux pour accepter le fait de moins consommer. C’est aussi à nous de décider de mettre notre argent ailleurs. Pour remplacer le bonheur immédiat que procure l’achat d’un vêtement, on peut tout à fait aller au cinéma. Le prix du billet est le même que celui d’une pièce de fast fashion…
Qui est vraiment victime de la mode ? Les ouvrier·es ? Les consommateur·ices ?
Agriculteur·rices, ouvrier·es de la mode, créateur·rices, consommateur·rices… On est tous et toutes victimes. Les ouvrier·es du secteur dans les pays émergents sont clairement des victimes directes. Nous, consommateur·rices dans les pays développés, sommes à la fois victimes et bourreaux. Pire, les consommateur·rices sont des victimes consentantes. Il faut avouer qu’on nous prend tout de même un peu pour des idiot·es. Pour l’avenir, on sait déjà que les principales victimes de demain seront en Afrique. Ce changement s’opère déjà avec la migration de la production asiatique vers l’Afrique.
Beaucoup des maux de la mode que tu abordes sont nés il y a moins d’un siècle. Le fait qu’ils soient aussi récents les rend-ils réversibles ?
Tous les maux de la mode ne sont pas complètement nouveaux. La pression que l’hyper-importance de l’apparence fait peser sur les gens, l’éloge de l’extrême minceur dans la mode par exemple, ont sans doute plusieurs siècles. Pour ce qui est du changement, je suis pessimiste. Gardons cet exemple de la glorification de la maigreur. Tout le monde en parle depuis 25 et pourtant, personne ne bouge concrètement… Le business gagne toujours, mais je continue tout de même à me battre contre des moulins à vent.
Pourquoi la mode est-elle intouchable ?
La beauté est une forme d’illusion qui nous fait oublier toutes les horreurs de la mode. On ne parle pas de la mode parce qu’on essaie encore de faire croire que c’est un sujet futile, que les enjeux qui y sont liés ne touchent qu’à la beauté et à l’esthétique. Les parties prenantes savent très bien que si on commence à fouiller dans le système économique de la mode, on va réaliser que ce système est horrible et qu’il est notamment basé sur l’esclavagisme. Tout le monde a intérêt à ce que ça ne s’entende pas trop. Certains gros événements auraient pu nous secouer collectivement, comme l’effondrement du Rana Plaza (N.L.D.R : effondrement d’une usine de confection en 2013 au Bangladesh, où 1 134 personnes ont perdu la vie). Mais le Rana Plaza était à Dhaka, au Bangladesh, assez loin pour qu’on l’oublie vite. Il y aussi un problème médiatique. La presse féminine (habituellement référente sur les questions de mode) adule la mode et la protège. Le système repose aussi sur une véritable chaîne d’adulation.
Crois-tu personnellement en l’essor de la mode éthique ?
J’ai du mal à y croire si on continue à se baser sur un modèle capitaliste. Les deux concepts sont inconciliables. La mode éthique existe et elle continuera sans doute à exister, mais elle restera toujours réservée à une élite, à une classe sociale et économique dominante. Les riches pourront toujours avoir le privilège de s’habiller sans devenir stériles…

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