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Mode et TCA : on ne naît pas avec des troubles de l’alimentation, on les acquiert

Bien que les troubles du comportement alimentaire soient liés à de multiples facteurs, il est impossible de nier leur composante sociale ou le fait  qu’ils touchent en très grande majorité les populations des pays industrialisés. Dans une certaine mesure, ces troubles de l’alimentation sont une conséquence  de la société de consommation. En effet, celle-ci véhicule de nombreux messages liés à l’alimentation : il est conseillé de manger autant que possible (confer les innombrables publicités concernant la nourriture, notamment au moment des fêtes de fin d’année) tout en rappelant, qu’il est indispensable d’avoir une alimentation aussi variée que possible et saine (exemple : les slogans “Mangez 5 fruits et légumes par jour”, “les produits laitiers sont nos amis pour la vie”, “évitez les aliments gras, sucrés, salés”, …). Un discours centré sur la variété et la profusion qui se frotte à l’idéal, paradoxal, de minceur et au dégoût de l’obésité. Une norme pesant notamment sur les femmes, matérialisée par les médias et qu’elles paient parfois au prix fort, celui de leur santé. Afin de comprendre un peu mieux les impacts physiques et moraux de ce diktat et de faire de la place à ce sujet pour mieux le déconstruire, nous sommes allés à la rencontre de femmes qui ont souffert de TCA. Voici ce qu’elles nous ont confié.

Disclaimer : les Troubles du Comportement Alimentaires touchent tous les genres et les sexes, ils sont cependant  plus fréquemment observés au sein de la population féminine. 

Introduction au propos

Cet article est composé des témoignages de plusieurs femmes : 

  • Marie L. (Responsable de la Médiation d’un Musée), une jeune femme babile, pétillante et pleine de vie de 27 ans, qui a souffert de surpoids et de l’image que les autres ont pu lui renvoyer et lui renvoie encore parfois. Elle possède une analyse fine de la société et nous a beaucoup aidé à déconstruire nos notions de beauté,
  • Chloé B. (Influenceuse @thegingerchloe), une jeune femme engagée de 27 ans également, qui a exercé en tant que mannequin. Elle a donc eu et a une immersion directe et continue de par son activité militante sur les réseaux sociaux à être confrontée aux standards de beauté féminins irréalistes et non atteignables,
  • Des anonymes de tout horizon, qui ont eu le courage de nous parler mais qui souhaitent détacher leurs histoires de leurs prénoms.

Quelle est ta relation à ton propre corps ?

Marie L. : D’aussi loin que je me souvienne, j’ai toujours été grosse dans ma tête. Et récemment, je me suis rendue compte que ça n’a, en fait, jamais été l’image que j’avais de moi-même, c’était celle que mon entourage me renvoyait et surtout ma mère qui a elle aussi hérité ses propres complexes de la sienne ! Aujourd’hui, quand je regarde des photos de moi plus jeune, je n’étais objectivement pas en surpoids. En grandissant, conditionnée par ces remarques complexantes et harcelantes, j’ai développé une relation étrange à la nourriture : elle est devenue un doudou réconfortant. En 2022, je commence tout juste à aimer mon reflet dans le miroir.

Anonyme : C’est une relation complexe, entre l’amour et la haine. Un jour tout va bien, l’autre pas du tout et je ne parviens à vraiment l’aimer que lorsque j’en ai pleinement le contrôle : sport, alimentation, compléments alimentaires, …

Chloé B. : Vers mes 16-17 ans, j’ai intégré une agence de mannequinat, on me disait que j’avais un joli visage mais que je n’avais pas les mensurations idéales : je faisais un 38 et il fallait plutôt entrer dans un 34-36. Ce qui m’a fait perdre confiance en moi. Je pensais qu’il fallait que je perde du poids pour correspondre à leurs critères et pouvoir un jour accéder à de belles campagnes en tant que mannequin. Mon combat a commencé lorsque j’étais étudiante et que j’ai commencé à parler du harcèlement que j’avais subi à cause de ma couleur de cheveux (ndlr. Chloé a les cheveux roux) puis j’ai ensuite abordé mes autres complexes. J’ai longtemps été complexée et j’ai mis du temps à déconstruire ces idéaux de beauté qui en faisaient le lit. Quand j’ai découvert le mouvement body positive issu des États-Unis d’Amérique, ça m’a aidé. 

Quel rapport as-tu développé à la Mode et aux standards de féminité ?

Marie L. : Il y a déjà une culpabilité vis-à-vis de ma taille. Dès le lycée, je faisais du 40, qui est, en plus une taille normale pour une jeune femme ! Mais ce n’était pas le cas de mes copines, qui rentraient dans des tailles plus petites. En plus de cela, au-delà des tailles standards, il est fréquent de ne pas trouver les vêtements qui nous plaisent. Ce qui fait que durant des années, je ne me suis pas permise d’apprécier de m’habiller, je me contentais de certaines formes et couleurs. 

J’associais certains accessoires et vêtements à des gens minces. Car aucune femme qui me ressemblait n’en portait.

Quant aux standards de beauté, je voulais être mince et belle comme toutes ces autres personnes. Pour moi, l’un et l‘autre sont associés, être mince veut dire être belle et c’est un dur travail de cesser de penser ainsi. En fait, pendant très longtemps je me suis dit que si j’étais plus fine, on m’aimerait plus. 

Comment expliquer que le modèle de la maigreur persiste et que de nombreuses jeunes filles se prennent au jeu alors que cela met leur santé en danger ?

Chloé B. : Il est possible que ce soit par mimétisme, que les jeunes filles souhaitent ressembler à ce qu’elles voient. Selon moi, il y a également le fait que la minceur a toujours été associée à la beauté.

L’unique façon d’être belle serait donc d’être mince pour ces personnes, c’est une solution qui permet d’être valorisé·e aux yeux de la société puisqu’une mince obtient toujours un jugement plus favorable qu’une personne grosse. On associe une personne grosse à des clichés négatifs : l’échec, la maladie, la fainéantise, … Au contraire, une mince “à  la ligne”, est déterminée, en bonne santé, etc. D’ailleurs, ce modèle unique se retrouve dans les médias traditionnels qui n’ont pas encore passé le pas de l’inclusivité et ça se vérifie dans la réalité : il n’y que très rarement une offre au-dessus du 44 dans les magasins. Vouloir être mince, c’est aussi vouloir avoir l’opportunité de s’habiller.

Pendant très longtemps, je me suis dit que si j’étais plus fine, on m’aimerait plus.

Anonyme  : Malheureusement, avec cette culture omniprésente du paraître, nous avons oublié de nous connecter à notre corps, aux autres ou même à sa garde-robe. Nous pensons en priorité à l’image que nous souhaitons renvoyer auprès des autres avant de nous demander : qu’aimerais-je réellement voir dans la glace ? Qu’est-ce qui ME fait plaisir ? Commencer par là, permettrait pourtant de gagner en confiance et d’être à l’aise en société avec son apparence !

Marie L. : Selon moi, une des grandes raisons qui fait la popularité de ce schéma-ci c’est la quantité. C’est-à-dire que  la majorité  des images de femmes que nous sommes amené·e·s à voir sont celles de femmes minces. Et lorsque l’on présente une femme “belle”, c’est aussi une femme mince. Celles qui ont des silhouettes plus rondes, notamment dans les films ou dans les séries, ne sont pas catégorisées comme des femmes mais elles entrent uniquement dans le rôle de la grosse. C’est un personnage complètement à part en fait. Être grosse est donc bien indépendant du fait d’être jolie selon la société. C’est horrible de le réaliser, mais ce schéma était ancré en moi aussi : les autres grosses n’étaient pas belles à mes yeux non plus.

Je projetais sur les autres la vision que j’avais de moi-même.

S’alimenter de façon à s’adapter à ces standards est donc une sorte d’omerta. Pour le coup, j’ai vu de nombreuses autres adolescentes et jeunes femmes autour de moi qui mangent très peu et de façon volontaire pour ne pas prendre de poids ou en perdre… et c’était normal pour tous·tes. Quand je me suis rendue compte que ce n’était pas si normal que ça, j’ai ressenti de l’empathie envers toutes les femmes qui m’entourent : nous vivons, à des degrés différents, la même chose. Nous avons fondamentalement un problème avec l’image de notre corps de femme et nous sommes incapables de nous voir telles que nous sommes réellement.  

Chloé, en tant qu’ex mannequin, comment démontrer au grand public que cette obsession de la maigreur dans le milieu de la mode est démesurée et irrationnelle ? 

Chloé B. : Il y a des pesées, des prises de mensurations qui font l’objet de remarques et d’une pression psychologique constante pour que l’on maigrisse afin de pouvoir travailler. Il m’est arrivé plusieurs fois d’entendre des gens parler de moi à la troisième personne en disant “elle a vraiment des cuisses trop larges”, “fais-lui énormément de contouring sur le visage, il faut lui creuser les traits, elle a le visage trop rond”. Lors des castings, les commentaires se faisaient devant moi, comme si je n’existais pas. 

Il fallait perdre du poids pour obtenir plus de contrats et plaire aux clients dont les exigences sont relatives à l’idée qu’un vêtement sera mieux mis en valeur par une personne fine. Ce milieu-là ne remet jamais en question ce qu’il considère comme la  norme.

Selon Patrick Rouget, psychologue responsable des TCA aux Hôpitaux Universitaires de Genève, les mannequins sont un modèle, qui peut entretenir l’anorexie ou la boulimie mais pas les provoquer. Es-tu d’accord ?

Chloé B. : C’est un souci d’ordre médical donc, peut être, que le terme provoquer est un peu fort. Par ailleurs, les TCA sont une maladie de système, liées à t un ensemble de facteurs et un environnement familial favorable à leur déclenchement, on ne peut donc pas réduire le lien de cause à effet à la mode et à ses images. Cependant, je suis tout à fait d’accord sur le fait que ce modèle peut les entretenir et y contribuer. Ce qui est certain, c’est qu’il n’aide pas à en sortir. 

Anonyme : il est évident que les troubles du comportement alimentaire sont fortement influencés par les tendances socioculturelles. La culture et les normes qu’elle engendre construisent notre façon de percevoir les corps. Je pense cependant qu’entre surveiller son alimentation et développer des TCA afin de correspondre à ce qu’on établit pour  norme dépend de multiples facteurs chez  une personne, certaines plus sujettes à cette maladie  que d’autres, ce qui peut notamment être lié à une faible estime de soi.

Quelle est la part de responsabilité de la Mode et des médias ?

Marie L. : Sans hésitation aucune : une grande part ! Et pas seulement en mettant en place une seule campagne dédiée à l’inclusivité, pour, le reste de l’année continuer à faire comme avant. J’inclus cela dans la totalité des stratégies de communication sur plusieurs années, jusqu’à ce que ce soit normal. En fait, simplement engager des modèles qui représentent réellement les différents types de corps que nous croisons dans la rue et tout ceci s’applique bien sûr à la couleur de peau, aux handicaps, … ça marche pour tout le monde. Il serait bien que les différences ne soient plus seulement des cas uniques, des personnes isolées comme des artistes (acteur·rices, chanteur·ses). Mais c’est aussi laisser du lest aux femmes et arrêter de vouloir les contrôler, ce qui est compliqué à faire dans une société si patriarcale.

Chloé B. : Je pense que les médias ont une grande responsabilité mais qu’ils sont malheureusement soumis à des budgets. Pour cette raison, les choses évoluent extrêmement lentement. Et lorsqu’ils choisissent les personnes qu’ils souhaitent mettre en avant, ils façonnent ce que l’on juge beau et le peu de diversité présenté fait que l’on stagne,empêtrés  dans  ces standards de beauté. Le côté positif, c’est qu’avec l’arrivée du digital, les  contenus sont plus variés, tandis que  la presse papier conserve ses standards de publicité : énormément de retouches sur des corps normés, sans de prise en compte de la diversité. Il est temps pour les marques de réaliser qu’elles gagnent le cœur d’un public en leur proposant un contenu auquel il peut s’identifier.

As-tu des idées sur comment révolutionner l’image ou l’idée que nous nous faisons de la plastique idéale ?          

Chloé B. : Nous avons tous et toutes une responsabilité et une influence sur notre entourage lointain et proche. Cela peut également passer par le boycott de certaines marques, je pense aux marques grossophobes, à celles qui s’arrêtent au 42. Si on est mince et que l’on souhaite s’engager, on peut commencer par là. Il ne faut pas non plus hésiter à faire des retours aux enseignes en leur communiquant notre envie de voir leurs vêtements portés par d’autres mannequins. Enfin, on peut aussi faire le choix de ne pas prendre part au culte de la minceur en n’achetant pas de produits issus et promouvant la diet culture.

Anonyme : Il est compliqué de ne trouver qu’une seule réponse, mais je suis convaincue que la racine du problème est ancrée dans notre éducation. Lorsque j’observe la façon dont les enfants interagissent, je vois bien que l’échelle de la beauté, telle que nous l’avons construite, est absente : la couleur de peau, les morphologies sont effacées ou jugées selon leurs propres schémas de pensée. On réalise à quel point ces carcans font partie de nous lorsque nous lisons, par exemple Mona Chollet, qui a pris un énorme recul sur les normes de beauté lors de l’écriture de son essai Beauté Fatale. Elle avoue pourtant, malgré son regard déconstruit, que l’idée de prendre du poids continue de la terrifier. La véritable révolution réside donc dans l’éducation des très jeunes à l’absurdité de ces normes aliénantes.

Comment réussis-tu à t’accepter dans un monde aux standards de beauté irréalistes ? As-tu des conseils ?

Marie L. : Je suis au tout début de ce voyage, et le conseil que j’aurais donné à mon moi d’il y a 10 ans ou à n’importe quelle autre femme dans ma situation, c’est déjà de ne pas hésiter à en parler et de chercher de l’aide auprès de personnes de confiance et bienveillantes. Et surtout, surtout, éviter les personnes butées qui de toute façon ont une vision irrespectueuse d’eux-mêmes et des autres. Si on est prêt·e, s’adresser à un·e professionnel·le, car les troubles du comportement alimentaires sont souvent liés aussi à notre propre histoire.

Pour conclure

La mode n’est pas à l’origine des troubles alimentaires, mais elle semble plutôt révéler une société en manque de modèles. Elle impose sur ses campagnes, les catwalks et ses articles des modèles dénutris, présentés comme “LE beau” à des femmes et à des hommes de tous les jours en manque de repères sains et stables. 

La mode ne nous donne à voir qu’UNE idée de la beauté, ce qui ne reflète heureusement aucunement la réalité – les statistiques montrent une augmentation croissante du surpoids et de l’obésité morbide – mais qui légitime dangereusement les TCA.

Notre difficulté à percevoir le problème qu’il y a a promouvoir la maigreur, c’est que la mode joue sur une fine ligne rouge et sous prétexte de minceur (qui est un critère de santé), elle impose la maigreur comme un critère de beauté et encense celles qui parviennent à suivre cet idéal (mode de vie luxueux, voyages exotiques, vêtements de créateurs, …), en dépit des dangereuses conséquences sur leur bien être physique comme mental. Une situation qui n’est malheureusement mise en exergue que par ses détracteur·ices.

Finalement, dans ce milieu, la maigreur est un spectacle que l’on offre aux autres et à soi-même pour se distinguer, alors que finalement c’est plutôt l’inverse : en voulant faire partie de l’exception, la mode s’enferme dans un moule standardisé loin de la réalité des autres êtres humains. 

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