Savoir-faire en exil, exporter et transmettre l’artisanat ancestral
Rédigé par Aude Penouty
Le 23 avr. 2022
Minutesde lecture
Les actualités nous emmènent du côté des frontières de l’Europe de l’est. Europe, terre de passage entre Orient & Occident, destination de citoyen·ne·s en migration. Dans leur bagage léger, elles emportent parfois un savoir-faire. Ce lien qui ne pèse rien et qui permettra de recréer un quotidien ailleurs. Ainsi, un métier, au-delà de représenter un emploi, devient une preuve vivante de culture, une possibilité d’expression et le témoignage de souvenirs abandonnés de force. Une faculté pour s’intégrer.
Savoir-faire : Compétence acquise par l’expérience dans les problèmes pratiques, dans l’exercice d’un métier.
Définition du Larousse
Si l’adage d’avril conseille de ne pas se découvrir d’un fil, ces stylistes, modélistes, couturier·e·s, brodeur·se·s et ouvrier·e·s du textile, suivent leur métier comme un fil d’Ariane en faveur d’une reconstruction salvatrice. Après avoir traité du coût environnemental de la guerre, nous nous intéressons à ces compétences qui à la suite d’un long périple, trouvent une nouvelle utilité. Lorsque la seule issue est la route de l’exode, que deviennent ces destins errants et ces savoir-faire en exil ?
Hussein Chalayan, le créateur Haute Culture
Le créateur de mode chyprio-turc s’exile en Angleterre dans l’enfance et étudie la mode à la Central Saint Martins School de Londres. Il fonde en 1994 sa marque éponyme, devenue Studio Chalayan. Décrit par lui-même comme un homme à la « double culture », il considère la mode comme un art et une production industrielle. Ses collections mêlent technologie, design et essais stylistiques. Des vêtements innovants et expérimentaux qui provoquent, comme lorsqu’il habille la chanteuse Björk. Sa pièce la plus emblématique est la jupe de la collection Afterwords, qui se transforme en table. Passé un temps au sein des enseignes Puma et Vionnet, il disparaît des podiums en 2020. Il reste le designer inspiré par les identités culturelles, la migration et la dislocation.
Le site Hussein Chalayan
Je suis obsédé par la migration, le débat historique, la géographie et leur influence sur la culture.
[Réf] – Hussein Chalayan
Irina Dzhus, designer de mode ukrainienne en exil humanitaire
Dzhus est une marque ukrainienne fondée en 2010. Des vêtements et accessoires contemporains, unisexes et évolutifs. Son point de vue est avant-gardiste et utilitaire. Sélectionnée pour divers prix dont le Woolmark™ Prize, en 2019 et remporte celui de la mode cruelty-free [1] des Best Fashion awards ukrainiens. Au début du conflit, dans une seule valise, elle rassemble des pièces de sa collection « Physique » et part se réfugier à Varsovie.
Des silhouettes androgynes confectionnées dans des matières naturelles et couleurs basiques, pour laisser place à la polyvalence des vêtements. Des bas qui se transforment en haut, une jupe en tote bag. Avec un grand désir de retourner travailler en Ukraine, Irina cherche à ponctuellement continuer depuis la Pologne. La marque verse une partie des bénéfices à diverses ONG au profit des militaires ukrainiens et de la protection des animaux restés sur place.
En Pologne, ma première priorité sera de soutenir les réfugiés ukrainiens qui cherchent du travail et ont accès à du matériel.
Irina Dzhus, avril 2022
Le site d’Irina Dzhus
Lener Cordier, fabricant français à la solidarité XXL
Ce groupe familial historique est un confectionneur de mode installé dans le département du Nord. En 2004, il ouvre une usine de fabrication en Ukraine qui produit le complément des collections. Début mars, des camions solidaires sont organisés avec le soutien des acteurs locaux, de Façon de Faire, de la Croix Rouge. Des dons sont envoyés chaque semaine vers leur usine qui les redistribue.
Le bureau de Kiev ayant dû fermer ses portes, immédiatement les collaborateur·ice·s qui le souhaitent sont invités à se réfugier en France et rejoindre l’unité d’Hazebrouck. 17 personnes (employées et leurs familles) sont accueillies, dont des enfants en attente de scolarisation. Toutes souhaitent repartir en Ukraine dès que possible. En attendant, la production continue car il faut soutenir l’économie ici et là-bas. Dans un film tourné le 28 mars, l’usine de Rivne fonctionne et continue à livrer les commandes vers la France.
Fréderic Lener, dirigeant du groupe Lener Cordier
Pour faire face, nous devons gérer le temps humanitaire, le temps solidaire et le temps économique.
Le site Lener Cordier
La Fabrique Nomade, lieu parisien de reconstruction pour les artisan·e·s d’art
Cette association créée en 2016 dont la raison d’être est de « Lever les freins qui empêchent les artisan·e·s d’exercer leur vrai métier », défend la valorisation professionnelle des artisans d’art. Qu’iels soient réfugié·e·s ou migrant·e·s, l’association leur offre visibilité & formation. Aujourd’hui, l’atelier textile accueille 13 couturiers & 5 brodeur·se·s de toutes origines (Égypte, Ukraine, Russie, Sénégal, Tibet, Sri Lanka, Japon…).
Le taux d’insertion prouve l’engagement de ces talents : 76% des artisan·e·s ont retrouvé un emploi après leur formation. Les entreprises y voient une solution d’artisanat locale & solidaire de qualité, variée, de la céramique à l’orfèvrerie. LVMH & Le Slip Français comptent déjà parmi leurs partenaires.
Au bout du chemin
Des parcours, des gestes d’artisanat déracinés, ouvrent une voie pour passer d’une société de bien à une société du lien. Un lien tissé avec un lieu, un·e client·e, un fournisseur ou un·e collègue, dont la nouvelle vie prendra racine, temporairement en attendant de reprendre la route ou au sein d’un nouveau foyer. Chaque destin est différent et libre.
Humanité et enthousiasme, la création c’est la vie. C’est le vivant.
Hubert Barrière, Maison Lesage **
Européens, asiatiques, africains ou sud-américains, ces savoir-faire sont des mains qui portent les stigmates d’un emploi passé, des esprits qui adaptent leur habilité à un autre espace temps. Des regards aux pupilles humides qui témoignent de l’inimaginable chemin traversé ou qui s’allument d’espoir en transmettant leurs connaissances. Comme pour, faire savoir l’utilité de leur métier. Comme si une fois arrivé, travailler était faire corps afin d’accomplir « leur part du monde » ***.
Références
[1] Cruelty free, expression anglaise qui signifie « non testé sur les animaux », ici son sens est élargi puisque la créatrice n’utilise aucune matière qui nécessite de tuer ou de maltraiter un animal.
[2] Hubert Barrère, directeur artistique de la maison de broderie Lesage
Lors de son discours de clôture du festival de mode de Hyères en octobre 2020, dont il était président du jury prix accessoire.
[3] Référence à Erri de Luca, Europe mes mises à feu
NDLR : Un article ne s’écrit jamais seul. Merci à Debora Amendola et Marine Lener de chez Lener Cordier, à Géraldine Wharry de Trend Atelier, à Ines Mesmar & Ghaïta Tauche-Luthi de la Fabrique Nomade, pour leur soutien et partage.
Espace commentaire
(0)