Apprendre l’histoire de la mode en lisant les étiquettes
Rédigé par Renaud Petit
Le 22 avr. 2022
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Les étiquettes sont des résumés de l’histoire de la mode. On en a parlé avec Julien Sanders et Salomé Dudemaine, duo expert en histoire de la mode à l’origine de Griffé, une revue annuelle pour, disent-iels “raconter une histoire de la mode inédite”. Celles et ceux qui s’intéressent à la mode responsable le savent : il ne s’agit pas seulement d’un morceau de tissu irritant qu’il faut s’empresser de couper. On y trouve la composition du produit qui permet d’évaluer, en partie, son impact environnemental. On peut également y lire son pays de fabrication et utiliser cette information pour consommer local. Mais les étiquettes, griffe ou étiquette de composition, en disent bien plus sur un vêtement et sur toute l’industrie de la mode. En les lisant et en les comparant, on peut savoir quand une maison s’est agrandie, quand elle a cessé de produire dans son atelier d’origine, si et quand elle a délocalisé ses ateliers de production…
Pour commencer, une petite histoire de « la griffe » d’une marque de mode
Les étiquettes n’ont pas toujours existé. La griffe découle d’un tournant décisif dans l’histoire du vêtement, le moment où la mode se met véritablement à créer ce qu’elle veut et qu’elle ne se contente plus de répondre aux besoins des consommateur·ice·s commande après commande. “La griffe apparaît quand on met fin à l’anonymat des gens qui produisent les vêtements. Ce n’est plus le client qui va se rendre chez son couturier de quartier pour se faire faire un vêtement, c’est le couturier qui propose un design. Quand ce système là apparaît, les gens ont besoin d’asseoir leur nom car personne ne sait encore qui ils sont, il n’y avait personne avant eux. Il faut donc asseoir leur identité personnelle mais aussi une identité de marque.” explique l’historienne de la mode Salomé Dudemaine.
Les étiquettes, témoins méconnues des évolutions majeures du milieu de la mode
Qu’il s’agisse de style, de marketing ou de production industrielles, les étiquettes sont des indicateurs extrêmement précises de ce que la mode a été et est devenue.
Les aspects les plus insignifiants, ceux qu’on remarque à peine, sont pourtant plein de sens. Avez-vous, par exemple, remarqué que les étiquettes de composition des vêtements vintage se trouvent souvent dans la nuque ? Sur les pièces contemporaines, elles sont systématiquement attachées en bas du vêtement, dans une couture sur le flanc. Un fait qui, à priori, n’a pas l’air si important. Et pourtant. “Cette migration s’explique par le fait que les étiquettes d’aujourd’hui comprennent plus d’informations. Mais elles ont surtout migré pour des raisons marketing. Dans la nuque il ne reste que la griffe, un bel objet qui lance l’acheteur·se dans l’univers de la maison. L’étiquette de composition, avec ses infos terre à terre, venaient un peu tout gâcher, casser une forme de magie. C’est aussi une façon pour les maisons de cacher leur lieu de production. Avant, quand tout était fait en France, on le mettait sur la griffe. Désormais, on le cache plus bas, de manière à ce que ce ne soit pas visible au premier coup d’œil !” explique Salomé Dudemaine.
Des mines d’or pour établir une chronologie du goût de chaque époque
La mode est ambiguë : si les époques sont marquées par des styles particuliers, certains classiques traversent les âges et leurs design n’évolue pas ou presque pas d’une décennie à l’autre. Des années 1960 à aujourd’hui, un blazer reste un blazer, un trench coat reste un trench coat, une chemise blanche reste une chemise blanche.
Les griffes, elles, ne sont jamais à l’abri des tendances. On retrouve dans les griffes de nos vêtements un résumé de l’esthétique de chaque décennie :
- Les griffes rédigées en typographies minimalistes et sans serif sont presque toujours datées des années 2010 et suivantes.
- Au contraire, les griffes sobres couvertes de typographies avec serif correspondent souvent à des pièces des deux décennies précédentes.
- Dans les années 1980, les griffes sont plus expérimentales, avec des silhouettes, des polices parfois peu lisibles, des couleurs…
Plus on s’imprègne de l’esthétique d’une décennie, mieux on parvient à dater les pièces en regardant les griffes. Toutefois, les deux expert·e·s nous mettent en garde : “Ce n’est pas une science exacte !”
Aucun doute, cette griffe vient tout droit des années 1980.
Les étiquettes témoins des grandes ères industrielles qui ont forgée la mode
En France, la délocalisation du secteur textile commence à la fin des années 1980. Sur les pièces vintage, la mention “Made in France” permet donc de deviner si le vêtement a été produit avant ou après la décennie de délocalisation massive. Une technique qui, d’après les deux expert·e·s, est particulièrement efficace sur les pièces qui ne viennent pas de grandes maisons de luxe puisqu’aucune n’a continué à produire en France après les années 1980.
La griffe et son style permettent de déterminer à quel type de marque ou de pièce on a affaire
“Depuis les années 2000, il y a une succession folle de directeur·ice·s artistiques au sein des maisons. La marque ne sait pas si elle aura toujours envie de renouveler son contrat après 3 ans. Pour éviter aux marques de changer toute leur identité tous les 3 ans, les designers sont obligé·e·s d’effacer un peu de leur personnalité par rapport à l’identité de marque. Résultat : les marques prennent le moins de risque possible quant à leur identité visuelle et elles vont toutes, en quelque sorte, dans la même direction, vers des identités uniformisées.” explique Salomé Dudemaine.
Ainsi, on peut déterminer presque au premier coup d’œil, au style de sa griffe, si une maison est indépendante et très portée par la vision de son designer
Les griffes les plus folles, celles qui font figurer des polices d’écriture complexes ou manuscrites, des motifs, des signatures, sont le plus souvent celles de maisons indépendantes, parfois petites, avec un·e directeur·rice artistique stable.
Sur les griffes, en dessous du nom de la maison, figure parfois le nom d’une ligne, d’une collection particulière. Ces mentions sont les témoins de l’évolution des marques.
Pour les amoureux·ses de mode vintage, ces informations sont des mines d’or. Au sein d’une même maison, toutes les lignes n’ont pas les mêmes caractéristiques, les mêmes publics et les mêmes prix ! Julien Sanders, expert en mode vintage, donne un exemple concret : “Chez Saint-Laurent, la ligne Variation proposait une version simplifiée des designs de la ligne Rive Gauche, à des prix plus abordables. Par exemple, si une veste Rive Gauche avait des poches plaquées à l’intérieur, sa déclinaison dans la ligne Variation ne les avait pas. ” Salomé Dudemaine complète : “Les matériaux seront moins luxueux, les finitions moins luxueuses sur Variation que sur Rive Gauche. Sur le marché de la seconde main, Rive Gauche a beaucoup plus de valeur que Variation.” Prêter attention aux étiquettes, apprendre à les lire et à les reconnaître s’avère important pour véritablement comprendre la qualité et la valeur réelle des pièces vintage qu’on a entre les mains.
Chineurs chineuses, les étiquettes peuvent aussi aider à dater des pièces vintage !
“Pour dater une pièce de seconde main, l’étiquette de composition est très intéressante puisqu’elle fait souvent figurer des numéros de série qui permettent de connaître l’année de production d’une pièce, voire même la saison. Malheureusement, toutes les maisons n’ont pas la même façon d’écrire ces séries. » explique Julien Sanders. Il faut donc se renseigner un peu en amont pour apprendre à décrypter les séries de ses maisons préférées. Mais une fois que cette compétence est maîtrisée, elle s’avère extrêmement utile pour chiner les meilleures pièces !
Sur ces étiquettes de composition, on trouve aussi souvent le nom de l’atelier dans lequel la pièce a été produite. Là aussi, une petite recherche s’impose mais il est possible de dater grossièrement une pièce en cherchant les dates d’existence de tel ou tel fabricant.
Chez Yves Saint-Laurent, on lit “VA E96” qui signifie “Variation Été 1996”
Toutefois, d’autres informations piochées sur les étiquettes, et notamment sur la griffe, permettent d’évaluer largement l’âge d’un vêtement. La présence d’une adresse, par exemple, en dit long. Cette pratique a totalement disparu mais autrefois, les maisons faisaient figurer l’adresse de leur boutique sur les griffes de leurs vêtements. Aujourd’hui, elles préfèrent se limiter à ne citer que le nom de leur ville d’origine, souvent Paris, New York ou Milan. D’après Julien Sanders, “Au premier coup d’oeil, si une griffe fait mention d’une adresse complète, on sait que la pièce date d’avant les années 80”.
Il en va de même pour la présence d’une licence sur une griffe. Dans les années 1970 et 1980, les créateurs et créatrices de mode avaient pour habitude de créer des lignes pour d’autres marques, sous la forme de licences. Lorsqu’une griffe fait figurer le nom du designer, puis la mention “pour” suivi du nom d’un commanditaire, on peut à coup sûr déterminer que la pièce date de ces deux décennies.
Ici, la griffe indique que le créateur Claude Montana a réalisé un blouson pour le compte d’Idéal-Cuir.
Pour en savoir plus sur l’ouvrage « Griffé »
- Le compte Instagram @unjouruneetiquette, sorte d’album de griffes en tout genre idéal pour les fans de l’esthétique vintage.
- Le site Vintage Fashion Guild. Un annuaire des griffes de toutes les époques, enrichi par plusieurs passionné·e·s, dans lequel on retrouve (presque) toutes les étiquettes de (presque) toutes les maisons.
- Le podcast « Le fil » de Julien Sanders
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