Design upcyclé : ressusciter les objets en lieux de vie
Rédigé par Victoire Satto
Le 03 mai 2022
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9 PM, Brooklyn. Si Manhattan ne dort jamais, cette « ville dans la ville » semble avoir davantage la notion des jours qui passent, de la lenteur imposée par un dimanche soir d’octobre. On est installés dans un bar à cocktails au décor hors du temps : tonalités chamarrées atténuées par une lumière basse, richesse de matières et de reliefs du sol au plafond qu’on a envie de toucher, arrière-plan de verres en cristal qui dorment sous des bouteilles de bourbons classées. Années 30, années 50, années 70, aussi hétéroclites que la playlist qui tourne sur le jukebox, fluide, évidente et qui sert de liant entre les âges. La clientèle aussi est sans âge défini, partagée entre des millenials du quartier, un homme d’affaire hongkongais et des touristes ayant en main la dernière édition d’Out of the box New York*. La personne qu’on attend, c’est Phill Morgan, designer (re-)constructeur. Il a pensé et réalisé l’endroit avec sa team, Hecho Inc., entreprise de set design spécialisée dans l’upcycling. Ensemble, ils créent des endroits de vie où des objets séculaires portent des valeurs d’écologie et de respect du travail bien fait. Au delà, ils définissent une nouvelle manière de consommer : un modèle d’économie circulaire qui est le Retour Vers le Futur imposé à notre génération. Le « bien fait » prend du temps, sa valeur reste avec le nombre des années.
Crédits @ClaireGrandnom Photographies
Une interview de Phillip Morgan, designer d’espace spécialisé dans l’upcycling
Comment t’es tu lancé dans l’aménagement d’espaces upcyclés ?
J’ai commencé en 1989, rue de Ponthieux. En débarquant en France depuis les États-Unis, je ne parlais pas un mot de français, j’ai découvert un nouveau monde. Mon ami Oliver et son coloc avaient un projet de bar de copains. John, architecte néerlandais, a conçu le design dans un bel endroit à côté des Champs Élysées. Je m’y suis intéressé et j’ai donné un coup de main pour les travaux. La Cartoucherie est née rue de Ponthieux, en même temps que mon métier.
Comment tu penses et conçois ces lieux ?
La conception est une discipline très spontanée, un mélange de visuels et de sentiments. Tu visualises des designs, des objets, instinctivement tu évinces ceux qui te déplaisent, sélectionnes ceux que tu aimes et les assembles. Je suis très inspiré par les autres, et je crois au dépassement de soi, au fait de faire de son mieux dans son domaine d’expression.
Nous sommes tous singuliers. Mes performances, mes outils dans la vie sont différents de ceux des autres, nous travaillons notre diversité dans la complémentarité. Cette conscience du potentiel et des limites de chacun nous rend profondément humains et cette sensibilité se retrouve dans notre travail.
Nous avons ouvert le Stollys 1991, pour moi c’est un des meilleurs bars au monde. Il est perpétuellement rempli de gens biens, de tous les horizons, qui échangent en plusieurs langues. Les gens sont bienveillants, se connaissent et s’accueillent très naturellement. Je peux ne pas y mettre les pieds pendant un an, je reviens et j’y suis comme chez moi, à l’instar de l’émission télé Cheers, aux États Unis.
Crédits @ClaireGrandnom Photographies
Comment développer l’art de la récup, de la débrouille ?
En 1994, nous avons conçu notre troisième bar, le Lizard Lounge à Paris, cette fois-ci de fond-en-comble : John à l’architecture, moi pour la mezzanine, les cuivres, la surface et le corps du bar. Cette expérience a conforté mon désir de vouloir fabriquer des choses.
À Los Angeles, j’avais étudié le génie mécanique mais interrompu mes études car elles ne m’intéressaient pas, je ne me projetais dans aucun métier. Or, j’ai toujours adoré créer des objets. Enfant je construisais des dragsters, ce qui m’a initié à la soudure, aux peintures de carrosserie, je voulais être carrossier, j’ai d’ailleurs restauré des voitures anciennes de 15 à 21 ans.
Après la conception du Bottleshop en 1998, je suis reparti aux États-Unis pour un gros projet : le Suba, un fine dining espagnol à Manhattan sur lequel j’ai bossé avec. Les finitions appliquées étaient incroyables. L’endroit était comme un terrain de jeu, propice à l’emploi de matières très variées: béton, ciment, plâtre, acier, cuivre… Une créativité débridée. Nous avons été nominés pour le Best Design Award de la James Bear Foundation en 2002.
J’ai cherché naïvement sur ce truc qu’on appelle internet, tu sais, « The Google ».
Que représente l’upcycling pour toi ?
L’upcycling n’est pas la solution du pauvre, ça n’est pas toujours moins cher. Ce qu’il faut comprendre c’est que ce choix de support est un hommage au temps déjà dépensé dans la façon : on consacre un temps énorme dans la fabrication de matières, d’objets en tous genre. On a déjà à disposition des tas de choses. Quand tu choisis des produits upcyclés tu sauves un temps fou de main d’oeuvre, de fabrication. Et tu fais honneur a celui qui a déjà été dépensé.
Les portes du Robert Bar, par exemple, sont extra-ordinaires. Elles sont en cuivre, le détail de leur travail les rend exceptionnelles, elles coûteraient 10 000 $ pièces neuves. Il faut par contre savoir les restaurer, c’est assez complexe mais le processus de transformation m’intéresse, son continuum vers une seconde-vie.
Upcycler est aussi beaucoup plus flexible qu’on ne croit. On n’est pas contraint par la matière parce que l’idée, le design la précèdent. Par exemple ici, je voulais faire un plafond qui rappelle la voie lactée : des millions d’étoiles. Pourquoi pas des dominos ? J’ai cherché naïvement sur ce truc qu’on appelle internet, tu sais. The Google. Il faut 98 dominos pour faire 10½ pouces au carré. J’ai divisé la surface du plafond par ces côtes, tu as au dessus de ta tête 49 000 dominos.
Nous avons acheté le carrelage il y a 10 ans, à une entreprise familiale. Un vieux couple d’immigrés italiens l’avait acquis dans les années 60-70, il n’avait jamais vendu. À l’approche de la retraite, ils ont vendu leur business que les enfants ne souhaitent pas reprendre, l’immeuble entier et son contenu. La moitié de l’immeuble était pleine de vieux carrelages. Le tout était à prendre, alors on s’est mis en contact avec l’acquéreur pour qui tout ça devait finir à la déchetterie, on a négocié… 1 dollar le carton. Le stock a rempli la moitié du volume de notre atelier pendant un certain temps!
L’upcycling permet aussi de reconsidérer l’usage premier d’un objet pour l’en détourner, et ainsi utiliser les choses dont personne ne veut. Avec l’expérience, on s’est forgé une réputation de professionnel pickers, ce qui consiste à passer son temps à fouiller: dans les maisons en vente, les hôtels en friche, les vides greniers, les usines désaffectées, les ventes aux enchères, les immeubles avant démolition… On a récemment récupéré 15000 supports de ficelles pour fabriquer des moquettes, des bobines en bronzes et en bois, utilisés des centaines et des centaines de fois. La texture, la qualité des matières premières en font des pièces rares qu’on ne trouve pas neuves aujourd’hui, qu’on ne sait plus reproduire.
Un de mes histoires préférées est celle d’une vieille prison du New Jersey en attente de démolition, l’immeuble n’était plus aux normes. J’ai reçu un appel me proposant 1000 m2 de sous-plafond en noyer qui était là depuis 200 ans. Il y en avait en quantités énormes, on a acheté un camion pour pas grand chose, puis on a retravaillé le bois, aplani les surfaces, découpé des encoches, des solives…. Aujourd’hui c’est le parquet d’un restaurant à Paris.
Crédits @ClaireGrandnom Photographies
Ton parti pris, au départ, était-il écologique ?
Le parti pris écologique existe dans notre démarche, mais c’est sa seconde nature. L’esthétique prime et si la cause environnementale est servie c’est un vrai bénéfice secondaire. Mais je crois que la quête première est celle de l’objet unique, l’objet à mémoire. Les gens ont soif de singularité, de produits non dupliqués, non réplicables.
C’est à partir ce matériel-mémoire que l’on bâtit des looks totalement différents des autres dans les endroits que l’on crée. C’est la matière qui construit l’identité de lieux de vie, remplis d’objet vivants.
Be stronger than your excuses.
* Guide « Out of the box », de la ville de New York, publié en français, à bon entendeur !
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