L’Intelligence Artificielle (IA) peut-elle contribuer au Développement Durable de l’industrie de la mode ?
Rédigé par Simon Offen
Le 16 avr. 2023
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Différents outils dont la technologie repose sur l’Intelligence Artificielle (IA) pourraient contribuer à réduire les impacts de l’industrie de la mode. Cet article reprend les bases et présente les possibilités, les avantages et les limites des champs d’application de l’Intelligence Artificielle dans la mode. Prédiction de tendances, patronage optimisé, personnalisation du parcours client·e, ou meilleure gestion de la production textile : vers une transformation de la production, des ventes et de la durabilité des vêtements.
Qu’est-ce que l’Intelligence Artificielle ?
Dans le cadre de cet article, nous commençons par nous référer à la définition avancée par la CNIL (Commission nationale de l’informatique et des libertés). Une Intelligence Artificielle peut être définie comme « un procédé logique et automatisé reposant généralement sur un algorithme et en mesure de réaliser des tâches bien définies ».
Plus prosaïquement, l’IA repose sur le machine learning : une machine (un ordinateur) répète une tâche (par exemple, dans le cadre de la mode : reconnaître toutes les images de défilé durant une Fashion Week qui contiennent une jupe rouge) et s’améliore dans l’exécution de celle-ci (rapidité et spécificité de la reconnaissance), jusqu’à être considérée autonome (c’est-à-dire, ne pas avoir recours à la vérification par une intelligence humaine).
On peut alors exploiter les compétences de la machine pour exécuter et/ou tirer des conclusions des tâches effectuées, par exemple : réaliser un moodboard composé d’images avec des jupes rouges et/ou obtenir des statistiques sur la part de jupes rouges présentes sur les podiums de cette Fashion Week versus une autre, ou la part de jupes jaunes sur la même Fashion Week.
Une brève histoire de l’IA
Commençons au début. On fait remonter tout d’abord les premières recherches sur l’Intelligence Artificielle dans les années 40. Ce sont principalement les recherches entamées par Warren McCulloch et Walter Pitts, tous deux chercheurs en neurosciences et mathématiques ayant fortement contribué à l’émergence des premiers réseaux de neurones artificiels. Leurs différents travaux ont posé les bases de l’apprentissage automatique, plus communément employé sous le terme de machine learning, système d’apprentissage d’après des bases de données.
Ensemble, ils ont publié un article en 1943 intitulés « A Logical Calculus of Ideas Immanent in Nervous Activity » (Un calcul logique d’idées immanent dans l’activité nerveuse), qui a introduit le concept de réseau de neurones artificiels. Il faudra attendre l’année 1956, lors d’une conférence au Dartmouth College, pour avoir une première trace d’une première dénomination à commencée lors d’une conférence organisée par plusieurs pionniers américains dans les mathématiques et l’informatique, dont John McCarthy, Marvin Minsky, Nathaniel Rochester et Claude Shannon.
Au fil des avancées numériques, les années 60 vont voir naître de nombreuses évolutions dans le domaine, notamment dans les sciences du langage, comme avec le développement de technologie d’interprétation, mais aussi la résolution de problèmes mathématiques. Dans les années 1970, les premiers systèmes d’IA commerciaux ont été développés, tels que le système expert DENDRAL pour l’analyse chimique. Après un ralentissement entre les années 70 et 80, le développement d’ordinateurs domestiques va refaire gagner de l’intérêt pour cette intelligence numérique, en particulier dans le tournant de l’an 2000. L’IA va commencer par être utilisée dans le domaine de la finance, des sciences et de l’armée pour devenir un véritable produit adressé au grand public. On s’en sert aujourd’hui au quotidien avec la reconnaissance vocale, la vision par ordinateur ou encore la traduction automatique.
Mais alors, qu’en est-il dans le monde de la mode ?
L’IA peut œuvrer en faveur de l’éco-conception dans l’industrie de la mode
Maximiser l’usage, réduire d’obsolescence émotionnelle et mettre de la conscience nos dressings
L’intelligence artificielle pourrait être bénéfique pour modifier nos tendances de consommation vers plus de sobriété. Malgré une tendance naissante pour les marques responsables et l’achat de vêtements en seconde main, la proportion de volumes de collections mise sur le marché ne diminue pas. Or, selon une étude réalisée par l’entreprise de déménagement Movinga, adressée à 18 000 personnes, sur 20 pays, seul 32 % des pièces présentes dans les dressings des français sont portées. Malgré l’essor des friperies et autres sites en ligne de seconde main, certes bien plus vertueux que l’achat de fast fashion, ce nouveau modèle présente également des limites : il n’élimine pas la production de nouveaux vêtements et incite de nombreux consommateur·ice·s à accumuler encore plus pièces, en raison de leur coût d’achat faible.
L’IA permettrait à cette frénésie aux micro-tendances de se calmer pour laisser enfin place au développement d’un style personnel, optimisé et adapté au quotidien de chacun·e.
C’est par exemple ce que propose l’application Vera App, qui permet de maximiser l’usage son dressing en proposant des idées de tenues selon les goûts de l’utilisateur·ice, la météo et la thématique choisie. Une fois l’app téléchargée sur son smartphone, il suffit de prendre en photo les pièces de son dressing dans son ensemble et de se voir proposer par l’IA, au quotidien, des tenues mix&match adéquates qui prendront soin de varier les looks et les portés des vêtements. Cette application permet de prendre conscience de l’ensemble de nos possessions et de développer son propre style, un peu comme un tableau Pinterest sans effort et à la demande, et ainsi nous faire réaliser tout le potentiel de ce que nous possédons déjà.
Jouer sur la personnalisation
Avec l’essor, bien que faiblard, du Métavers, plusieurs marques ont commencé à tester de nouveaux processus de conception personnalisée des vêtements. Adidas est l’une des premières avec le projet « Knit For You » en 2018. L’initiative fait doublement appel à une IA : d’une part via la modélisation virtuelle du vêtement, ensuite dans sa confection 3D, permettant ainsi aux client·e·s de personnaliser leur propre pull, tricoté à la demande sans couture. Grâce à cette technologie, Adidas a produit des vêtements sur mesure pour chaque client·e.
Dans l’absolu, cela pourrait contribuer à réduire les stocks invendus et les déchets de production. Dans les faits, les volumes étaient infimes et l’opération, temporaire, n’a en rien remis en question le modèle économique de la marque qui tend à produire toujours plus. Il s’agissait donc d’un coup de com (et donc, de greenwashing), ce qui est dommage car cette approche permet à la fois de s’adapter aux préférences de chaque client·e (donc de réduire l’obsolescence émotionnelle du produit) tout en réduisant potentiellement son impact environnemental global.
Grand concurrent du premier mastodonte cité, Nike, a lancé en 2019 « Nike Fit » une application d’IA permettant d’aider les acheteur·euse·s à trouver la bonne taille de chaussures, en mesurant leurs pieds à l’aide de leur smartphone, afin de calculer la taille la plus appropriée.
Côté des marques responsables, on peut citer l’américain Ministry Of Supply. La marque, lancée par d’anciens étudiants du MIT Ministry of Supply, utilise des technologies telles que l’impression et la modélisation 3D, ainsi que l’Intelligence Artificielle pour concevoir et produire ses pièces. Ces technologies permettent à l’entreprise de personnaliser les vêtements pour chaque consommateur·rice·s, comme en 2020 où elle a introduit dans un de ses points de vente une imprimante 3D permettant de fournir ses préférences de taille, de style et de couleurs.
Autre exemple, la marque de jean Unspun fait évoluer la conception du jean, qui est ô combien énergivore, en réalisant modèles à la demande. Ultra personnalisable, il est alors possible de choisir en détails la coupe et la teinte du jean, mais également de scanner ses mensurations à l’aide de son smartphone. En somme, la personnalisation présente plusieurs bénéfices : elle permet de réduire les risques de surstocker, loin de l’incitation à la production de grand volume pour plus rentabilité.
De cette manière la mode peut aussi tendre se détacher d’une standardisation des tailles et peut ainsi devenir plus inclusive de la pluralité des morphologies. Le vêtement revient alors a être créé par le client et non plus seulement « pour ». La personnalisation génère aussi des vêtements qui reflètent les personnalités et le style individuel, plutôt que de simplement choisir parmi des options proposées.
Étendre les possibilités créatives
Pour confectionner ses pièces qui jouent sur la superposition et les coupes sophistiquées, le créateur Parisien Steven Passaro, fondateur de la Maison de couture éponyme, fait partie de ceux qui prennent les devants en usant déjà de l’Intelligence Artificielle et de la modélisation 3D pour étendre les possibilités de son potentiel créatif. Le créateur, qui n’utilise que des textiles issus de stocks dormants de luxe, travaille des collections masculines délicates selon un tailoring millimétré.
Les options infinies du modelage virtuel lui ont été présentées pendant ses études à la London College of Fashion. Il est aujourd’hui expert et référent dans l’usage du logiciel CLO 3D. L’IA lui permet de réduire les déchets papiers et les itérations de patronage, de décliner virtuellement et sur-mesure les collections, ou bien d’une saison à l’autre, grâce à un système d’archivage cloud dans lequel les modélisations sont conservées. La machine anticipe les volumes et la précision des coupes, secondairement vérifiées et magnifiées par l’œil et la main d’un maître tailleur formé aussi aux méthodes de coutures traditionnelles et artisanales.
Permettre une traçabilité et une transparence accrues grâce au machine learning
D’après le rapport Fashion Transparency Index 2022 initié par Fashion Revolution, une grande majorité des marques ne partagent que 11 à 20% de leur processus de fabrication. Pourtant c’est bien dans cette zone d’ombre que l’industrie de la mode se montre la plus négative. Grâce à un logiciel de gestion des données d’impacts (sur les sols, l’air, les eaux) de chaque étapes de la chaîne de production, on peut non seulement tracer et mesurer l’intégralité du cycle de vie d’un vêtement, mais se laisser ensuite guider par l’IA qui propose des modèles alternatifs (choix des matières, teintures, finishing, sites de production) pour améliorer la note environnementale globale du produit et donc, in fine, l’impact de la marque.
Une meilleure représentation des corps dès la conception
Parmi les innovations qui pourraient changer la manière dont les marques réalisent leurs vêtements, on peut citer l’entreprise française Euveka. Fondée en 2011 par Audrey-Laure Berghenthal, Euveka a développé les premiers mannequins-robots évolutifs soutenus par une technologie de data management. Alors que la plupart des professionnel·le·s de la mode ont appris à concevoir des vêtements selon une standardisation qui fait prévaloir des corpulences, minces voire irréalistes, il devient désormais possible de modifier en temps réel les corpulences du mannequin robotique pour corréler davantage l’offre à la réalité de la demande.
En à peine 90 secondes, le buste peut alors prendre la forme de n’importe quelle morphologie, pour ainsi faciliter le prototypage des pièces. Cela représente un gain de temps, une réduction de gâchis en limitant les invendus et des retours produits, une moindre frustration de la part des client·e·s qui ne trouveraient pas leur morphologie. Les mannequins-robotiques ouvrent la voie d’une conception plus inclusive, tenant compte des catégories plus-size qui sont encore mises de côté par la majorité des acteurs de la mode, encore plus dans le cas du luxe.
Un gain de temps et de coût
L’Intelligence Artificielle s’avère utile dès la conception des vêtements. Avant même leur création, de nombreuses startups se lancent dorénavant à proposer des outils IA afin de faciliter l’étape créative de la confection de vêtements. Quelques exemples ici chez VVC 3D ou LiveTrend, exposés sur l’espace Smart Création de Première Vision.
La 3D, la numérisation et les tests textiles
Comme CLO 3D, divers logiciels de conception de mode sont aussi utilisés par des entreprises textile pour accélérer les processus de production dès le choix des matières, motifs, teintures et apprêts. Après numérisation des matières, le logiciel permet aux designers de créer des modèles de vêtements en 3D de manière rapide et précise avec variations de couleurs par exemple, pourquoi pas à l’appui d’IA générant des tendances comme TagWalk ou LiveTrends, sans avoir besoin de produire des prototypes physiques. Cela permet de réduire considérablement les coûts de production, ainsi que les délais de mise sur le marché.
Comment l’IA peut-elle mener l’industrie de la mode vers un modèle durable ?
L’IA transcende tous les segments de la chaîne de valeur de la mode et peut ainsi, quant utilisée à bon escient, aider à réduire les zones de perte d’efficacité ou de fortes émissions de CO2. Elle n’est pas une fin en soi mais un potentiel catalyseur.
Les prévisions financières indiquent une forte expansion pour ce marché, avec une part d’investissements globaux estimée de 1,5 % à 3,5 % des revenus dans l’industrie qui lui seraient consacrés d’ici 2030.
Les logiciels d’aide à la création affirment qu’il est possible, grâce à des principes d’éco-conception, de réduire l’empreinte carbone d’une marque jusqu’à 30 %. L’IA est également utilisée aujourd’hui pour prévenir les contrefaçons/dupes dans la seconde main de luxe, et optimiser le parcours des produits sur le dernier kilomètre, pour des raisons écolo-nomiques.
Néanmoins, nous émettons plus de réserves quant aux bien fondé d’une IA pour certains usages dans l’industrie, telle que la prévision de tendances qui pousse à produire et consommer toujours plus et plus rapidement. C’est le cas de SHEIN dont l’offre est “data led”, nous y reviendrons dans un dossier consacré.
Références citées
- https://fashionunited.fr/actualite/mode/la-mode-a-l-ere-de-l-intelligence-artificielle-du-design-a-l-experience-client/2023032431718
- https://technode.com/2022/12/16/how-can-technology-help-the-fashion-industry-move-towards-sustainability/
- https://www.daimagister.com/resources/ai-fashion-industry/
- https://wearebrain.com/blog/ecommerce/ai-sustainable-fashion/
- https://immago.com/ai-fashion-industry/
- https://www.sustainably-chic.com/blog/how-ai-is-making-the-fashion-industry-more-sustainable
- https://www.heuritech.com/articles/fashion-solutions/how-artificial-intelligence-can-help-fashion-brands-be-more-sustainable/
- https://www.fit-retail.com/entre-couture-traditionnelle-et-technologie-3d-plongez-dans-lunivers-de-steven-passaro/
- https://www.juniperresearch.com/press/ai-spending-by-retailers-reach-12-billion-2023
- https://fashionunited.fr/actualite/business/les-menages-francais-face-aux-enjeux-du-gaspillage/2018082018348
- https://www.forbes.com/sites/pamdanziger/2019/06/12/french-startup-euveka-introduces-mannequins-that-morph-to-real-life-bodies/?sh=53de30a15097
- https://fashionunited.fr/actualite/business/les-mannequins-robots-s-emparent-du-monde-de-la-mode/2021061749578
- https://www.usine-digitale.fr/article/euveka-le-mannequin-robot-qui-adapte-sa-taille-a-celle-de-l-utilisateur.N576939
- https://www.cnil.fr/fr/intelligence-artificielle/intelligence-artificielle-de-quoi-parle-t-on
- https://www.europarl.europa.eu/news/fr/headlines/society/20200827STO85804/intelligence-artificielle-definition-et-utilisation
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